LANGAGE (PHILOSOPHIES DU)

LANGAGE (PHILOSOPHIES DU)
LANGAGE (PHILOSOPHIES DU)

L’intérêt pour la langue est un trait dominant de la philosophie contemporaine. Non que nos contemporains soient les premiers à découvrir le langage. Celui-ci a toujours été à la place d’honneur dans la philosophie, tant il est vrai que la compréhension que l’homme prend de lui-même et de son monde s’articule et s’exprime dans le langage; les sophistes grecs sont sans doute les premiers à en avoir pris une conscience aiguë; Socrate cherche les « définitions », c’est-à-dire le sens permanent de nos mots et de nos phrases; Platon, dans le Cratyle , s’interroge sur la « justesse » des mots et établit, dans le Théétète et Le Sophiste , que c’est la structure complexe de la phrase, faite d’un entrelacs du nom et du verbe, qui seule permet la fausseté, qui est le pouvoir de dire faux, de dire ce qui n’est pas. Dans son traité Sur l’interprétation , Aristote établit que toutes les lois de la logique s’édifient sur les caractères de la proposition, laquelle consiste à affirmer ou nier « quelque chose au sujet de quelque chose ». La métaphysique prend ainsi appui sur une connaissance exacte du fonctionnement du langage. Il y a eu dans l’histoire plusieurs grandes époques pour la philosophie du langage: la dialectique des médiévaux et des discussions autour du nominalisme; la théorie des signes du XVIIIe siècle, en particulier chez Condillac et chez Rousseau; les conjectures et les discussions sur l’origine des langues, chez Herder et dans le grand idéalisme allemand. Ces recherches culminent chez Wilhelm von Humboldt, notamment dans son ouvrage posthume Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts (1836; De la diversité de structure des langues humaines et de son influence sur le développement spirituel de l’espèce humaine ). Cette œuvre domine de haut le XIXe siècle; c’est à elle que deux penseurs contemporains aussi différents que le linguiste Chomsky et le philosophe Heidegger aiment à se reporter.

Pourtant on se référera ici non à cette tradition philosophique, mais aux philosophies du langage, contemporaines de l’extraordinaire essor de la linguistique (cf. LINGUISTIQUE – Objet et méthodes). On essaiera de faire comprendre que c’est la même époque, la nôtre, qui a produit la linguistique et des sortes de philosophies pour lesquelles la connaissance du langage est préalable à la résolution des problèmes fondamentaux de la philosophie, si l’on entend par là ceux qui sont hérités de la tradition et qui concernent non les signes, mais les choses mêmes, le monde, l’homme. L’idée qu’une théorie des signes puisse et doive précéder une théorie des choses est caractéristique d’une grande partie de la philosophie de notre époque. Certes, les philosophies qu’on peut appeler philosophies du langage ne sont pas toujours, ni même souvent, dérivées d’une réflexion sur la linguistique; c’est même assez récemment qu’elles ont tenu compte des principes, des méthodes et des résultats de la linguistique. En dépit de ce défaut de communication entre linguistique et philosophie du langage, la convergence d’intérêts est saisissante et peut être tenue pour un trait dominant de la pensée actuelle.

1. Épistémologie de la linguistique

Linguistique structurale et linguistique transformationnelle

Le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (1916) a imposé la conception structurale du langage qui domine largement la linguistique contemporaine en dépit des conflits d’écoles. Mais un événement des plus importants, du moins pour la philosophie du langage, est l’apparition et le développement rapide d’une nouvelle méthode d’analyse du langage, celle de la grammaire transformationnelle de Noam Chomsky et de son école.

La linguistique structurale

Ferdinand de Saussure

Saussure isolait la langue, comme système social, de la parole, comme exécution individuelle; dans la langue, il éliminait la « substance » sonore et psychique pour ne retenir que la « forme », c’est-à-dire les rapports purement différentiels et oppositifs entre éléments, qu’il s’agisse des phonèmes ou des valeurs lexicales; pour appréhender la langue dans la solidarité systématique de ses éléments, il disjoignait la linguistique synchronique, portant sur l’étude des éléments simultanés du système, de la linguistique diachronique, renvoyée à l’étude des changements d’un état de système à l’autre. La plupart de ses principes avaient été aperçus par ses contemporains et prédécesseurs, Jan Baudouin de Courtenay et Kruszewski; cependant Saussure leur avait donné une forme épurée et une expression claire; les principes du Cours de linguistique générale sont devenus le bien commun de la linguistique. Mais, en même temps, il livrait à la postérité un grand nombre d’énigmes non résolues. La première concerne le signe lui-même; Saussure tenait les signes pour les « identités » sur lesquelles repose le système; il avait fini par adopter la conception stoïcienne du signe verbal comme phénomène à double face composé du signifiant perceptible et du signifié intelligible; il éliminait ainsi le rapport à la chose qui tombe hors du domaine linguistique, pour ne retenir qu’une différence interne au signe lui-même; mais, en même temps, il continuait de donner une interprétation psychologique du signifiant et du signifié, le premier étant conçu comme image acoustique et le second comme concept, la langue elle-même étant comme un trésor inconscient déposé en chaque individu. Quant au rapport entre signifiant et signifié, il n’hésitait pas à le tenir pour tout à fait arbitraire, en dépit de ses remarques sur la motivation relative qui restreint l’arbitraire, en particulier dans la composition et la dérivation des mots; on a pu lui reprocher d’avoir confondu le rapport du signe à la chose avec le rapport du signifiant au signifié, lequel contient plus de facteurs « iconiques » qu’il ne l’avait souligné. En outre, Saussure affirmait la linéarité du signifiant avec la même vigueur que l’arbitraire du signe. Mais tout est-il linéaire dans le langage? La linguistique postsaussurienne, comme en témoigne l’œuvre d’Émile Benveniste, insiste sur le caractère hiérarchique et architectonique du langage qui impose la forme du tout aux éléments. Lorsque l’auteur du Cours aborde, à la fin de celui-ci, le « mécanisme de la langue », c’est-à-dire le fonctionnement et non plus l’identification et le classement des unités, il montre, après Kruszewski, que les opérations de combinaison supposent deux sortes de relations: la première, reposant sur la sélection parmi des termes semblables et absents, était dite associative ou paradigmatique; la seconde, fondée sur la combinaison entre termes présents, était dite syntagmatique. Les séries paradigmatiques sont-elles aussi arbitraires que le dit Saussure? Quant aux relations syntagmatiques, n’exigent-elles pas une théorie de la phrase qui n’est pas faite dans le Cours et qui remet en question l’opposition tranchée entre langue et parole? Plus que tout, ce que Saussure laisse à l’état d’énigme, ce sont les dédoublements et les antinomies sur lesquels repose son œuvre: langue et parole, identité linguistique et système, synchronie et diachronie, signifiant et signifié, linéarité et hiérarchie, paradigme et syntagme. La linguistique postsaussurienne est en grande partie marquée par les efforts progressifs tendant à concilier ces dualités internes.

Mais, auparavant, la consolidation des principes de base de la linguistique structurale avait été l’œuvre de l’école de Prague et de celle de Copenhague.

Les écoles de Prague et de Copenhague

Le Cercle linguistique de Prague, fondé en 1926 sur l’initiative de V. Mathesius, avec la participation de trois linguistes russes, S. Karcevskij, R. Jakobson et N. S. Troubetzkoy, présenta ses thèses au Ier Congrès international de linguistique de La Haye en 1928. De la publication des actes de ce congrès date le début de la carrière internationale de la linguistique structurale: conception de la langue comme système fonctionnel, primat de l’analyse synchronique, application à la diachronie de l’hypothèse de l’évolution convergente. Mais l’école de Prague est surtout connue pour le traitement structural de la phonologie, qui exclut de la linguistique les faits physiologiques objectifs au profit des relations entre phonèmes réduites au rôle d’entités différentielles (Troubetzkoy, « Fondements de la phonologie », in Travaux du Cercle linguistique de Prague , 1939). Néanmoins, ce privilège de la phonologie ne saurait faire oublier les vastes intérêts littéraires et culturels qui s’expriment dans les huit volumes des Travaux du Cercle (1929-1938); plusieurs de ces travaux traitent de la langue littéraire et poétique selon les méthodes des formalistes russes de l’école de Propp, qui avaient démontré la construction simple des contes de fées et des légendes populaires russes en fonction d’un répertoire limité d’éléments dramatiques.

C’est l’école de Copenhague qui, avec V. Brøndal (fondateur, en 1939, des Acta linguistica du Cercle linguistique de Copenhague) et surtout avec Louis Trolle Hjelmslev, porte à sa pureté formelle et abstraite les thèses maîtresses du Cours . Les Prolégomènes à une théorie du langage (1943), publiés pour la première fois en anglais en 1953, définissent les conditions rigoureuses de la théorisation dans le domaine linguistique, en la soumettant aux exigences de l’empirisme logique. C’est parce qu’à chaque processus correspond un système que l’on peut isoler le schéma de la langue du texte et de la parole; et c’est parce que la langue met en jeu, tant au plan du contenu qu’au plan de l’expression, tout un appareil logique de combinaisons, tout un réseau de fonctions en relation de dépendance et d’interdépendance que la logique est possible comme théorie au sens fort. C’est ainsi que Hjelmslev, éliminant tout résidu psychologique ou sociologique, conçoit une algèbre de la langue, dont on a pu toutefois se demander si elle permet de décrire une langue sans un recours constant à l’intuition.

La linguistique américaine

Pendant ce temps, la linguistique américaine accentuait ses caractères spécifiques par rapport à la linguistique européenne: plus grand souci de la description effective, attention aux langues parlées sans tradition écrite, méfiance à l’égard de la sémantique (accusée de « mentalisme » et d’esprit métaphysique), recours à des techniques mathématiques de segmentation, de distribution par fréquences. Alors qu’Edward Sapir (Language , 1921) avait encore su appliquer son génie de la synthèse souple aux faits linguistiques et embrasser les multiples aspects de la « forme linguistique » (fonction symbolique des mots, structure grammaticale, configuration formelle, référence au monde des concepts, etc.), Leonard Bloomfield (Language , 1933) imposait une conception mécaniste et béhavioriste des faits linguistiques, fondée sur le célèbre schéma stimulus-réponse: un stimulus externe S, agissant sur un premier locuteur, le pousse à parler (r ); cette première réponse linguistique constitue un stimulus linguistique s chez le deuxième locuteur qui provoque chez lui une réponse pratique R; les idées, concepts, images, intentions auxquels le « mentaliste » a recours ne sont que des manières vulgaires et abrégées de désigner des mouvements corporels d’une extrême complexité; il en résulte que le signifié du langage doit pouvoir se réduire à l’ensemble des événements pratiques auxquels est lié un énoncé. Bloomfield tentait par là d’aligner la linguistique sur le discours des sciences naturelles; comme on voit, c’est l’idée même de scientificité appliquée à la linguistique qui est en jeu; pour être scientifique, faut-il être mécaniste et béhavioriste? En tout cas, le philosophe ne manquera pas de remarquer que la linguistique issue de Bloomfield est la seule dont on puisse dire qu’elle est antiphilosophique, antimentaliste et antisémantique, en y ajoutant peut-être Hjelmslev; ni Saussure ni les fondateurs du Cercle linguistique de Prague n’avaient tracé une frontière aussi nette entre la linguistique, d’une part, la psychologie et la phénoménologie, d’autre part. En revanche, l’école de Bloomfield ne rompait nullement l’unité de la linguistique structurale: comme dans la linguistique européenne, les faits grammaticaux sont décrits en termes purement formels (forme liée et forme libre, forme composante et forme complexe, etc.). Ainsi, dans les années quarante, le structuralisme américain d’inspiration bloomfieldienne s’est concentré sur les phénomènes de « distribution » à l’intérieur de la chaîne parlée, donnant ainsi la priorité à l’étude de la structure syntagmatique; l’application mécanique des règles précises de segmentation et de classification se révéla particulièrement féconde pour la description de langues peu connues ou inconnues comme les langues amérindiennes; mais, si cette définition par distribution se montre fort précieuse dans le cas des catégories syntaxiques, elle ne semble pas avoir rencontré en sémantique le même succès. À cet égard, le manuel de Zellig Harris (Methods in Linguistics ) représente, aux environs de 1950, la synthèse la plus complète et la plus rigoureuse de la linguistique d’inspiration bloomfieldienne; tout ce qui n’est pas différence formelle ou distributionnelle des éléments linguistiques est rigoureusement banni. Ainsi arrive à maturité l’analyse taxonomique à laquelle réagira la théorie transformationnelle.

Ces différences avec la linguistique européenne sont secondaires par rapport à l’unité fondamentale de la linguistique des cinquante dernières années; en opposition à la dispersion des points de vue dans la période antérieure, cette unité n’est plus cherchée du côté de la méthode historique et comparative; elle repose sur le primat accordé, dans la description et l’explication, à l’étude de la structure verbale et à la reconnaissance de la nature strictement relationnelle et hiérarchique de tous ses éléments constitutifs.

Roman Jakobson et André Martinet

Au carrefour de ces courants multiples, deux œuvres majeures se sont affirmées: celle de Roman Jakobson et celle d’André Martinet. En distinguant, dans l’acte de communication linguistique, les points de vue du locuteur, de l’auditeur, du message, du contexte, du contact, du code, auxquels il fait correspondre les fonctions conative, émotive, poétique, référentielle, phatique, métalinguistique, Jakobson offre à la réflexion philosophique un modèle à la fois compréhensif et ferme. C’est un même esprit de synthèse qui, dès les thèses de 1928, l’amène à dépasser l’antinomie saussurienne de la synchronie et de la diachronie, ainsi que la tendance à identifier synchronie et statique. De même est-il amené à critiquer le principe de la linéarité du signifiant en équilibrant les opérations de combinaison par les opérations de sélection; cela le conduit à la fameuse dichotomie du procès métaphorique (où l’emporte la sélection à l’intérieur d’une sphère de ressemblance) et du procès métonymique (à dominante de contiguïté), dichotomie qu’il prétend retrouver aussi bien dans les troubles aphasiques que dans le jeu alterné des genres littéraires. Jakobson n’est pas moins célèbre pour la rigueur avec laquelle il applique à la phonologie la répartition des choix entre traits distinctifs, selon un principe de binarité tout à fait semblable à celui qui se trouve à la base de la théorie de l’information (Fundamentals in Language , 1956); s’il est vrai que les douze oppositions binaires entre traits distinctifs ont une portée universelle, alors on peut dire, avec Jakobson, que la théorie linguistique a plus de rapport avec ce qui fait de toutes les langues le langage qu’avec ce qui fait de chacune un système distinct de tous les autres. Ainsi se trouve posé le problème de l’universalité des catégories linguistiques affirmée jadis par les théoriciens de la grammaire universelle et à laquelle Chomsky revient par une autre voie.

André Martinet, plus sensible que Jakobson à ce qui distingue une langue d’une autre, intéresse le philosophe à plus d’un titre: d’abord, par la notion même de linguistique « fonctionnelle » qui le distingue du structuralisme américain; ensuite, par l’introduction du principe d’économie dans les faits de diachronie (Économie des changements phonétiques , 1955), ce qui le rapproche de Jakobson; enfin, par la clarté qu’apporte en linguistique générale la notion de double articulation de l’énoncé linguistique: articulation en monèmes à la fois sur le plan de l’expression et sur celui du contenu; articulation en phonèmes, sur le seul plan de l’expression. Ses plus récentes études étendent à la syntaxe sa conception de la linguistique fonctionnelle, l’opposant assez nettement au type américain du structuralisme (Éléments de linguistique générale , 1960; Functional View of Language , Oxford, 1962).

Émile Benveniste

Parmi les héritiers de la pensée saussurienne, il ne faut pas manquer de signaler l’ample synthèse d’un des plus grands maîtres de la grammaire comparée indo-européenne, Émile Benveniste. Ses Problèmes de linguistique générale (1966), qui réunissent ses plus importants essais, conduisent à une distinction trop négligée; celle du sémiologique, c’est-à-dire des aspects du fait linguistique commandés par la place des éléments dans le système de la langue, et du sémantique, c’est-à-dire des aspects du même fait issus de leur emploi dans la phrase considérée comme la première unité du discours; alors que le système est intemporel, l’« instance de discours » est un événement évanouissant: c’est dans cette instance de discours que le langage fait référence au sujet parlant, par le moyen de certains « indicateurs » (je, tu, il), et qu’il fait référence à la réalité par le jeu complexe du sujet et du prédicat; par cet aspect, l’œuvre de Benveniste invite à une comparaison qu’il amorce lui-même avec l’analyse du performatif et en général du speech-act chez Austin; ainsi l’œuvre de Benveniste contribue à la révision du principe saussurien de l’opposition entre langue et parole, même réinterprété en termes de code et de message sous l’influence de la théorie de l’information. Une théorie du discours semble pouvoir tenir compte de la diversité des codes et des sous-codes que les messages mettent en jeu selon les circonstances.

Gustave Guillaume

Quelle place faut-il accorder au plus isolé de tous les linguistes, Gustave Guillaume? En un sens, il ne rompt pas l’unité de la linguistique structurale au sens large du mot. Ce qui lui importe, en effet, dans ses études sur le temps du verbe, les formes de l’article, et en général sur les catégories grammaticales, c’est l’organisation systématique de la langue; mais cette organisation résulte d’un jeu de tendances et de tensions dont il peut être entièrement rendu compte par une psychologie radicalement différente du béhaviorisme et de l’atomisme mental, à savoir une psychologie des opérations rationnelles; ces dernières années ont vu le rassemblement et la publication d’une partie importante de cette œuvre immense, hérissée de difficultés et encore mal connue, qui annonce une réconciliation possible entre les idées de structure et de genèse que la linguistique structurale a tendu à opposer, du moins en ses débuts, en raison de sa rupture initiale avec la méthode historique comparative.

La linguistique transformationnelle

Le recours de Chomsky et de son école à Port-Royal, aux cartésiens et à Humboldt révèle des attaches nombreuses et étendues avec la philosophie du langage au sens le plus large; néanmoins, le noyau de son épistémologie est issu de la résolution de problèmes typiquement linguistiques. Au centre de ces problèmes Chomsky place l’aspect de compétence de l’activité linguistique: savoir utiliser une langue, c’est produire un nombre en droit infini de phrases en mettant en œuvre un nombre fini d’éléments appartenant à la structure de cette langue. C’est donc la production et la reconnaissance de ces phrases inédites qui fait problème. Or, ces phrases présentent un caractère de grammaticalité que l’intuition de l’utilisateur discerne, mais dont la théorie reste à faire par la linguistique. Cette théorie ne peut résulter d’un affinement des modèles de distribution ou de répartition statistique qui en resterait au niveau de la structure superficielle de l’énoncé; elle requiert des opérations de transformation des énoncés qui font apparaître par-delà la grammaire superficielle la structure profonde; leur formalisation fait l’objet d’une grammaire qu’on peut appeler générative; elle permet d’engendrer par un nombre fini d’opérations tout le système des règles susceptibles d’assigner au nombre infini des phrases dites ou inédites une description structurale déterminée.

La philosophie est intéressée à plus d’un titre par la grammaire générative. La distinction entre « compétence » et « performance » remet en question celle de la langue et de la parole ou celle du système et du procès. En outre, la notion de compétence inclut le locuteur et l’intuition qu’il a de la grammaticalité de ce qu’il énonce ou de ce qu’il comprend; il n’est donc pas possible, comme chez Bloomfield, de procéder à l’analyse des énoncés du point de vue rigoureusement extérieur du descripteur, car l’interprétation grammaticale est la condition de l’interprétation phonématique elle-même. De plus, les lois de transformation ne caractérisent pas une langue dans sa singularité distinctive, comme le fait la structure au sens de l’école de Prague ou de Copenhague; elles s’enracinent dans des procédures universelles que les grammairiens du XVIIIe siècle avaient explorées avant que la linguistique historique et la linguistique structurale n’aient mis en lumière le caractère singulier, autonome et fermé du système propre à chaque langue. Plus fondamentalement peut-être, la grammaire générative inaugure une nouvelle dichotomie entre un modèle taxonomique et un modèle transformationnel de description. Il faut alors mettre du même côté toutes les variétés de linguistique structurale; toutes reposent sur des procédés de segmentation et de classification visant à établir des inventaires finis d’invariants et aboutissant à une répartition hiérarchique discontinue des niveaux d’invariants, phonèmes, morphèmes, etc. De l’autre côté se regroupent les anciennes grammaires antérieures aux deux mutations subies par la linguistique à l’époque de l’histoire comparée et à celle de l’analyse structurale, et la moderne grammaire générative. Il n’est pas étonnant, dès lors, que Chomsky attache sa notion de règle générative aux vues de Humboldt sur la subordination de la structure à la genèse. Ces vues ont suscité un grand intérêt chez les psychologues, en particulier sur la question des facteurs innés dans l’apprentissage du langage.

Linguistique et sémiologie

La linguistique n’intéresse pas seulement le philosophe en raison de son épistémologie propre, mais encore pour la puissance d’expansion et de généralisation de ses modèles de description et d’explication. Bien avant Saussure, le philosophe et logicien américain Charles Sanders Peirce, suivant en cela une suggestion de l’Essai de Locke, avait conçu l’idée d’une théorie générale des signes ou sémiotique, où la linguistique serait contenue comme l’étude d’un des systèmes de signes. C. S. Peirce, le premier, a tenté de classer les signes en tant que signes, selon une diversité de critères; le plus connu repose sur la proportion variable entre les trois fonctions principales du signe: indice, icône, symbole. On peut aussi appliquer aux divers systèmes sémiotiques la distinction des fonctions proposées par Jakobson et évoquées plus haut; les systèmes se classeraient selon l’ordre et la hiérarchie de ces fonctions. De son côté, Saussure, qui ne pouvait connaître les textes de Peirce publiés seulement dans les éditions posthumes de ses œuvres, a lui aussi aperçu cette inclusion de la science des signes verbaux dans une science générale des signes qu’il appelait sémiologie ; écriture, signaux, rites et coutumes sont les principaux exemples de ces systèmes non linguistiques. Mais, en même temps qu’ils subordonnaient la linguistique à la sémiotique ou sémiologie, Peirce et Saussure discernaient le caractère singulier de cette subordination: car la linguistique n’est pas une partie quelconque de la science générale des signes; elle en est en même temps le modèle. Le langage, en effet, n’est pas seulement le système le plus important et la linguistique la science sémiologique la plus avancée. Tous les autres systèmes de signes renvoient d’une manière ou de l’autre au langage, tout en présentant des caractères propres.

L’écriture pose le premier problème: d’une part, elle ne prend son autonomie et ne développe de caractéristiques propres qu’à partir d’une relation de substitution au langage parlé, relation fortement affirmée par Saussure; mais, cette substitution une fois acquise, l’écriture se comporte comme un système de signes spécifiques; on peut alors se demander si la substitution n’exige pas une structure du signifiant irréductible à l’oralité: le graphisme donne aux signes, non seulement une substance (équivalente à la substance phonique, comme l’avait vu Hjelmslev qui s’éloigne sur ce point de Saussure), mais des caractères formels propres: l’inscription, en tant que telle, paraît comporter une distanciation spatiale irréductible à l’écart phonologique. Avec Jacques Derrida, l’écriture n’est plus fondée dans le langage parlé, mais, dans un sens, fonde directement les caractères fondamentaux du langage. Enfin, la relation écriture-lecture appelle une description irréductible à celle du dialogue, comme on le verra plus loin avec la théorie du texte, aussi bien dans le structuralisme philosophique que dans l’herméneutique.

Mais, dans le cas de l’écriture, c’était encore le langage phonétique qui servait de point de comparaison; dans le cas des systèmes gestuels, la comparaison porte sur le caractère de discursivité commun au langage oral et au langage écrit; les langages gestuels constituent des systèmes sémiotiques distincts du discours, quoique le plus souvent simplement surajoutés; en outre, comme le montre la psychologie de l’enfant, l’articulation du langage gestuel est elle-même tributaire de l’activité du langage; cette dépendance atteste la priorité du langage sur les autres systèmes sémiotiques; sa supériorité paraît bien tenir à la nature exceptionnelle du clavier phonologique: à la différence du geste, il n’a pas d’autre destination que la production du message; en outre, son articulation systématique fournit un appareil distinctif hors de pair; enfin, son économie combinatoire permet seule, sur la base d’un répertoire fini, de produire un nombre infini de messages nouveaux.

Une nouvelle comparaison sémiotique est fournie par la distinction entre langages naturels et langages artificiels; ceux-ci sont essentiellement des langages formalisés construits à des fins scientifiques ou techniques, selon les exigences logiques symboliques du mathématicien. Ils posent trois sortes de problèmes: déterminer par une méthode de différence les traits des langues naturelles qui restent non convertibles en langage formalisé; déterminer quels sont les traits des langages formalisés qui restent dépendants des langages naturels; déterminer le champ et les limites de la collaboration entre linguistique et mathématique au sein d’une linguistique mathématique.

Sur le premier point, on a insisté sur la multiplicité et l’irréductibilité les uns aux autres des modes du discours autres que « constatifs «: commandement, souhait, question, etc. (on retrouvera ce problème dans la théorie philosophique du speech-act ). On a souligné en outre la valeur positive de la plurivocité des expressions du langage naturel, que l’on a rapprochée de l’aptitude de ces expressions à entrer dans une multitude illimitée de contextes et qui, par conséquent, contribue à la créativité du langage; ainsi, la même indétermination des significations, la même sensibilité au contexte, qui sont des vices au point de vue du symbolisme logique, s’avèrent avoir une portée fonctionnelle pour une théorie du langage ordinaire. Il en résulte que la description des langues naturelles ne peut être, elle-même, dérivée de la théorie des langages formels.

La deuxième question trouve un élément de solution dans la réponse au premier problème: il est raisonnable de penser que les langages formalisés continuent de puiser dans le langage ordinaire un certain pouvoir d’imagination et d’invention. C’est pourquoi les symboles mathématiques paraissent garder un enracinement dans les mots de la langue courante.

Quant au troisième problème, celui de la collaboration entre linguistique et mathématique, l’idée même d’une linguistique mathématique ne contredit aucunement la reconnaissance du caractère spécifique du langage naturel par rapport au langage formel; un traitement proprement mathématique de la structure des langues humaines n’implique en effet aucune confusion entre les deux sortes de langage, dans la mesure où la théorie mathématique tient le rôle de métalangage à l’égard du langage étudié. Ainsi, Z. S. Harris, dans Mathematical Structures of Language (1968), se sert précisément de la théorie des ensembles pour comparer entre eux langue naturelle et système formalisé. On peut joindre à ce groupe de problèmes la recherche actuelle sur la traduction automatique (cf. LINGUISTIQUE – Linguistique appliquée).

Linguistique et sciences humaines

La relation de la linguistique à une science des signes qui l’englobe fait apparaître un ordre de dépendance plus vaste; la sémiologie ou sémiotique a toujours été considérée comme une des sciences sociales, voire comme une des branches de la sociologie. Comme le dit Jakobson (chap. « Linguistique », in Sciences sociales , U.N.E.S.C.O., La Haye, 1970), « si, en allant du particulier au général, le groupe des disciplines sémiotiques est celui qui englobe le plus immédiatement la linguistique, le niveau suivant est représenté par l’ensemble des disciplines de la communication ». Le thème de la communication apparaît alors comme l’englobant le plus vaste, la sémiotique s’attachant à la communication des messages quels qu’ils soient, et la linguistique se limitant à la communication des messages verbaux.

Le rapport entre linguistique et psychologie est un des plus délicats qui soient: la linguistique s’est constituée, en un sens, contre toute interprétation des éléments linguistiques en termes d’images et de concepts dont on trouve encore des traces chez Saussure, mais non plus chez Hjelmslev; il est vrai, en sens inverse, que la linguistique bloomfieldienne doit à la psychologie béhavioriste sa conception du langage en termes de stimulus et de réponse. Ce que l’on appelle aujourd’hui psycholinguistique résulte précisément de la conquête de l’autonomie de la linguistique à l’égard de la psychologie; c’est, au sens propre du mot, une science « interdisciplinaire », qui suppose à la fois une excellente information linguistique de la part du psychologue et un sens aigu de la spécificité proprement psychologique de problèmes tels que la réception des messages, leur intellection, le discernement du code, l’apprentissage de la langue, les troubles du langage, etc. (cf. LINGUIS- TIQUE - Psycholinguistique).

Une autre corrélation, au même niveau de la psychologie individuelle, s’établit entre linguistique et psychanalyse ; si l’on peut montrer que les mécanismes de distorsion, que révèle par exemple le travail du rêve, sont assimilables à des procédés tels que la métaphore et la métonymie, dont Jakobson a montré le caractère universel, on est conduit à l’hypothèse que les lois de l’inconscient relèvent moins de modèles naturalistes ou béhavioristes que de modèles sémiologiques. Inversement, ce que le psychanalyste conçoit de la corrélation entre le signifiant et le signifié par le moyen de la relation psychanalytique vient enrichir la théorie du discours, limitée par définition au fonctionnement, dit normal, du langage ordinaire. Cette fécondation mutuelle de la psychanalyse et de la linguistique est au centre de l’œuvre de Jacques Lacan.

Mais c’est au niveau proprement sociologique que s’établissent les relations les plus importantes entre linguistique et sciences humaines, en raison du caractère social du code linguistique lui-même. On passe d’ailleurs, par degrés, d’une psycholinguistique à une sociolinguistique, si l’on considère le jeu complexe des codes et des sous-codes dans une même collectivité linguistique. On a vu comment Jakobson proteste contre l’idée trop rigide du code linguistique uniforme pour tous les locuteurs; chacun participe à une multiplicité de communautés, de milieux, de situations qui appellent une diversification des codes adaptables aux circonstances et aux milieux; la maîtrise verbale du sujet consiste à régler ses propres « performances » sur des glissements d’un code à l’autre au niveau de la « compétence », et donc à exercer une perspicacité de caractère métalinguistique au sein même de l’échange verbal. Une dialectologie sociale est donc possible, à la limite de la linguistique, de la psychologie et de la sociologie.

La linguistique a pour vis-à-vis la sociologie dès lors que la comparaison s’établit au niveau des codes eux-mêmes et non plus de leurs utilisateurs. Si la « sociologie linguistique » reste encore attachée au problème de la diversité linguistique et, à ce titre, constitue encore une discipline mixte, un problème beaucoup plus fondamental est posé dès que l’on entreprend de traiter les phénomènes sociaux eux-mêmes comme des phénomènes codés, comparables aux phénomènes linguistiques. C’est à ce point que se place l’œuvre importante de Claude Lévi-Strauss ; c’est d’abord, en effet, parce qu’il décide de traiter l’ensemble des fonctions sociales en termes de communication – communication des messages, communication des utilités, communication des femmes – qu’il peut traiter la science sociale comme le champ d’application des modèles structuraux de la linguistique; l’extension de ces modèles se fait dans le milieu homogène d’une théorie de la communication ; il n’y a entre les sortes de communications que des différences de niveau stratégique. On peut suivre à l’intérieur de l’œuvre de Lévi-Strauss cette extension progressive du modèle: parti des systèmes de parenté qui président à l’échange des femmes dans les sociétés dites primitives (Les Structures élémentaires de la parenté , 1949), il propose dans l’Anthropologie structurale (1958) de traiter toutes les institutions en termes de règles d’échanges et, par conséquent, de les considérer comme des organisations homologues entre elles. Cette homologie structurale trouve dans la mythologie une application privilégiée: l’identité de structure qui est ici postulée permet de traiter les grosses unités, de taille supérieure à la phrase, que connaît le mythologue, sur le même modèle que les petites unités de discours dont traite le linguiste. Une théorie linguistique des mythes, conçue et réalisée selon cette hypothèse de travail, ruine la thèse sociologique ancienne de la mentalité primitive et n’admet, entre la pensée sauvage et la pensée logique, que des différences d’emploi et de stratégie, mais non plus de structure logique.

Si l’on suit la suggestion de Lévi-Strauss selon laquelle la communication des messages est une des trois formes de communication, avec celles des femmes et des utilités, il est naturel de considérer les rapports de la linguistique et de l’économie sous l’angle des modes de communication. La notion saussurienne de valeur – opposée à celle de signification en soi – est expressément fondée sur une comparaison du signe linguistique avec le signe monétaire, dans sa double relation avec des choses dissemblables (les marchandises) que ces signes représentent et avec des choses semblables (les autres unités du même système monétaire). De leur côté, les théories de la richesse, de la marchandise et de la monnaie ont toujours été solidaires, comme l’établit Michel Foucault dans Les Mots et les Choses , de théories sur le signe linguistique et sur les classifications zoologiques. Il est donc parfaitement légitime de traiter, avec Talcott Parsons, la communication économique et le système monétaire qui s’y rattache comme une sorte de circulation de messages, réglée par un code correspondant. Ici encore, le langage est appelé à fournir plus qu’une base métaphorique de comparaison, un ensemble de modèles de description et de méthodes d’analyse.

De multiples façons, par conséquent, l’idée progresse selon laquelle langue et société auraient une base commune ou consisteraient en phénomènes soumis, selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, à « une sorte de code universel, capable d’exprimer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de chaque aspect ».

Linguistique et sciences de la nature

Nous avons comparé jusqu’ici le code verbal avec d’autres systèmes de signes qui présupposent le langage qui l’accompagne et qui sont susceptibles d’être traduits dans le registre verbal. Les comparaisons auxquelles on va procéder maintenant en recourant aux sciences de la nature font apparaître des isomorphismes qui ne supposent plus du tout l’antériorité du langage humain. C’est l’intérêt philosophique fondamental de la découverte du code génétique .

Jusqu’à cette découverte, les problèmes traditionnels posés par la comparaison de la linguistique et des sciences de la nature se ramenaient à trois grandes classes: l’étude des préconditions biologiques du langage humain, la comparaison avec le langage animal, l’origine éventuelle du langage humain dans l’organisation de la vie antéhominienne.

Sous le premier titre se place une grande diversité de recherches qui suscitent à la fois des ramifications et des regroupements interdisciplinaires; ainsi, la physiologie de la parole associe phonétique et bio-mécanique; la neurobiologie va de la physiologie corticale à la pathologie du langage; l’étude de l’acquisition du langage se place à la croisée d’une psychologie de l’apprentissage et d’une biologie de l’adaptation; bien plus, tous les débats sur l’inné et l’acquis supposent une maîtrise avancée des aspects universels de la phonologie et de la syntaxe des langues naturelles.

Sous le deuxième titre, deux sortes de problèmes sont actuellement en débat: d’abord une comparaison, toujours plus complexe, du langage animal et du langage humain; une meilleure connaissance du fonctionnement des messages animaux ainsi que le progrès de la linguistique générale permettent de localiser avec plus de précision l’originalité du langage humain, en mettant l’accent sur le phénomène de double articulation qui fonde la dualité des unités distinctives et des unités significatives et sur la dualité du lexique et de la syntaxe. Du même coup, le second problème, celui de l’origine des signes, problème imposé par le fait général de l’évolution, paraît plus obscur que jamais: comment passer du langage animal au langage humain? La tendance antihistoriciste de la linguistique structurale incline plutôt à mettre entre parenthèses le problème de l’origine des signes, si important aussi bien dans la tradition du romantisme philosophique que dans celle de l’empirisme. Toutefois, le problème a avancé dans une autre direction. On aperçoit toujours mieux la corrélation entre l’institution des signes, celle de l’outil et celle de la loi sociale (principalement l’interdiction de l’inceste qui distingue le partenaire sexuel permis du parent). L’œuvre d’André Leroi-Gourhan est à cet égard fondamentale pour approcher la constitution simultanée de la technologie, du langage et de la socialité. Comme il n’y a pas de paléontologie du langage, au sens où il y a une paléontologie de l’outil, c’est en liaison avec cette dernière et sur la base d’une meilleure compréhension de la syntaxe du geste que le problème de l’origine du langage est susceptible de progrès.

Toutefois, pour la philosophie du langage, l’événement le plus important de ces dernières années est la découverte du code génétique; ce dernier ressemble au code verbal sans aucunement en procéder; bien plus, il n’a une telle ressemblance avec aucun des autres systèmes sémiotiques humains et avec aucun système de communication animale. Le code génétique repose en effet sur des unités discrètes en nombre fini (les lettres de l’alphabet ). Celles-ci, dénuées de sens comme les phonèmes, prennent en combinaison un sens comparable à celui des mots , unités significatives minimales de langage; ces mots s’arrangent en phrases : les messages moléculaires inscrits le long des chromosomes; ces messages présentent une organisation et une hiérarchie comparables à la syntaxe; une interaction régulatrice rappelle en outre le phénomène de l’interlocution; enfin, le code génétique évoque la fonction prévisionnelle et programmatrice du langage; cela permet de reprendre le problème de la téléologie ou de la téléonomie en termes de codage et de décodage, sans référence à des intentions conscientes. Le langage constitue ainsi, au niveau biologique comme au niveau humain, le système téléologique par excellence.

La question est alors posée de la raison de cette similitude de structure entre code génétique et code verbal humain. Comme dit Jakobson: « Il est légitime de se demander si l’isomorphisme de ces deux codes différents, le génétique et le verbal, s’explique par une simple convergence due à des besoins similaires, ou si les fondements des structures linguistiques manifestes, plaquées sur la communication moléculaire, ne seraient pas directement modelés sur les principes structuraux de celle-ci. »

2. Philosophies du langage

Que la philosophie du langage déborde l’épistémologie de la linguistique, l’œuvre de penseurs aussi différents que Frege, Husserl, Russell, Wittgenstein, Carnap, Ryle, Austin, Quine l’atteste amplement. Aucun d’eux ne tient l’étude empirique du langage par la linguistique pour l’unique approche du langage: on pourrait même s’étonner plutôt du peu d’intérêt que plusieurs ont pour la linguistique des linguistes. Cette dualité de l’analyse linguistique des philosophes et de la linguistique empirique s’explique: si le langage est pour le linguiste un objet spécifique, voire un système autonome de dépendances purement internes, selon l’expression de Hjelmslev, tout un ensemble de questions fondamentales sur le langage se trouvent exclues de la linguistique. D’abord le rapport du langage aux opérations logiques non réductibles à telle structure de langue ou, plus généralement, le rapport de la communication linguistique avec les autres faits de communication sociale, avec la culture en général; ensuite et surtout le rapport du langage avec la réalité: que le langage se réfère à quelque chose d’autre que lui-même, voilà sa fonction fondamentale; ce problème immense est celui qui peut être placé sous le titre de la référence. Or ce problème suscite un paradoxe: plus la linguistique s’épure et se réduit à la science, plus elle expulse de son champ ce qui concerne le rapport du langage avec l’autre que lui-même; le paradoxe est visible chez Saussure; à la relation triadique signifiant-signifié-occurrence, il substitue la relation dyadique signifiant-signifié qui tombe à l’intérieur de l’enceinte linguistique. Or, cette réduction marque l’élimination de la fonction symbolique elle-même. Benveniste le rappelle: « Le langage représente la forme la plus haute d’une faculté qui est inhérente à la condition humaine, la faculté de symboliser. Entendons par là, très largement, la faculté de représenter le réel par un « signe » et de comprendre le « signe » comme représentant le réel, donc d’établir un rapport de « signification » entre quelque chose et quelque chose d’autre » (Problèmes de linguistique générale ). La science qui prend le langage pour objet n’épuise donc pas la question posée par le langage, à savoir qu’il est la grande médiation entre l’homme et le monde, entre l’homme et l’homme: « Qu’un pareil système de symboles existe nous dévoile une des données essentielles, la plus profonde peut-être de la condition humaine: c’est qu’il n’y a pas de relation naturelle, immédiate et directe entre l’homme et le monde, ni entre l’homme et l’homme; il y faut un intermédiaire, cet appareil symbolique, qui a rendu possible la pensée. Hors de la sphère biologique, la capacité symbolique est la capacité la plus spécifique de l’être humain. » On conçoit alors qu’une philosophie du langage puisse se proposer d’étudier les prétentions du langage à représenter la réalité.

Nous commencerons par le mouvement de pensée communément appelé philosophie « analytique ». Le postulat commun aux philosophies du langage qu’on vient de considérer est que la philosophie consiste à expliquer et clarifier les systèmes conceptuels élaborés dans la sphère de la science, de l’art, de l’éthique, de la religion, etc., sur la base du langage lui-même dans lequel s’exprime la connaissance conceptuelle. C’est ainsi que la clarification du langage devient la tâche préalable et finalement exclusive de la philosophie. Toutes les questions philosophiques importantes tendent à se réduire à une explication et à une clarification de la grammaire et de la syntaxe du langage naturel.

Toutes les autres philosophies du langage sont, à des titres divers, des tentatives pour dépasser le stade de la clarification. Cela peut être tenté dans deux directions très différentes. Ou bien on met en question le primat du langage et on réintègre la fonction des signes dans une réalité ou une activité plus vaste où la question du langage perd son privilège et son exclusivité: c’est à cette subordination et à cette réinsertion que procèdent, de façon différente, d’une part la phénoménologie, d’autre part le marxisme. Ou bien, prenant acte de ce privilège du langage, on tente de redéfinir la réalité elle-même en fonction du langage: l’être lui-même offre le caractère du langage; la philosophie pour qui l’être est langage est alors, au sens fort du mot, philosophie du langage. C’est cette seconde direction que prennent deux courants de pensée, fort opposés entre eux, le structuralisme philosophique et l’herméneutique.

La conception « analytique »

La conception « analytique » de la philosophie du langage est particulièrement riche en œuvres; l’empirisme logique et la philosophie du langage ordinaire ont continué de se partager l’influence, du moins dans l’aire anglo-saxonne, tandis que de nouvelles tendances se font jour. L’un et l’autre mouvements assignent à la tâche de clarification une fonction nettement thérapeutique et préventive à l’égard de la spéculation métaphysique, pour autant que celle-ci résulte d’un mésusage des langages naturels, à la faveur d’une liberté linguistique non critiquée et non dominée. Mais l’écart entre ces deux mouvements reste considérable. L’empirisme logique procède à cette tâche réductrice en construisant des langages artificiels qui éliminent ces mésusages; à cet effet, il élabore des conventions pour la formation des phrases et l’interprétation sémantique qui excluent les énoncés métaphysiques. Les philosophies du langage ordinaire, au contraire, se tiennent à l’intérieur des langues naturelles pour expliciter les modèles qui président au comportement linguistique dans la sphère restreinte de l’usage sans abus.

Le positivisme logique

L’œuvre de Rudolf Carnap est le principal témoin du courant néo-positiviste ; le fameux essai « Le Dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage » a paru en 1931 dans la revue Erkenntnis. Son argument est remarquable par rapport à l’usage de la linguistique en philosophie. Il consiste à dire que c’est l’absence de certaines conventions dans le langage naturel qui explique son impuissance à éliminer les énoncés métaphysiques. C’est donc le « point de vue logique » qui permet de critiquer le langage et qui fournit la norme de l’adéquat et de l’inadéquat en matière de syntaxe; la philosophie du langage consiste à mesurer l’écart entre la syntaxe logique et la syntaxe grammaticale. Dans un langage qui satisferait à l’exigence de la syntaxe logique, les pseudo-énoncés ne pourraient pas être énoncés. Le présupposé le plus général est ici que toute formulation précise d’un problème philosophique débouche sur l’analyse logique du langage, que l’enjeu des problèmes philosophiques concerne le langage et non le monde, par conséquent que ceux-ci devraient être formulés non en langage objet, mais en métalangage. La thèse que les problèmes philosophiques sont purement linguistiques donne à l’expression de philosophie du langage un sens spécial; elle signifie que les énoncés métaphysiques sur la réalité sont des phrases pseudo-objectives qui masquent sous l’apparence de phrases objets leur structure réelle de phrases syntaxiques telle que la collocation de propriétés syntaxiques à des mots ou à des expressions. La tâche du philosophe est alors de retraduire les phrases portant sur des pseudo-objets du langage naturel en phrases syntaxiques d’un langage idéal.

De quel droit cependant distinguer des phrases authentiquement « objets » des phrases pseudo-objets? N’est-ce pas le préjugé antimétaphysique qui parle? Car la possibilité demeure qu’elles aient une référence en un autre sens que la perception d’objet. Il faut alors une théorie sémantique qui ne soit pas elle-même une simple syntaxe; dans son second grand livre, Introduction to Semantics , Carnap avait déjà abandonné la prétention de réduire à des termes purement syntaxiques la construction linguistique. Il avait ajouté une sémantique et une pragmatique; la sémantique ajoute aux règles syntactiques des règles de désignation qui spécifient les choses auxquelles se réfèrent les expressions du langage et des règles de vérité qui apparient les phrases et les conditions de vérité. C’est cette structure sémantique du langage qui est au premier plan de Meaning and Necessity , dont la deuxième édition est de 1956. Il apparaît que les relations qui existent dans un langage quelconque entre les symboles descriptifs et les expressions dérivées reposent sur des postulats de signification et des règles sémantiques analogues aux axiomes et aux règles d’inférence d’un système axiomatique.

La question de principe que pose la philosophie du langage de l’école de Carnap est celle de savoir au nom de quoi on exige d’un langage artificiel de fournir les conventions linguistiques qui font défaut dans les langages naturels. Est-ce la conviction préalable que les énoncés métaphysiques sont dénués de sens? mais si cette conviction n’est pas elle-même d’origine linguistique, d’où vient-elle? Est-ce la structure même du langage artificiel qui requiert ces conventions limitatives? mais cette structure a-t-elle une base de nécessité?

Ces questions renvoient à un examen des langages naturels dont le positivisme logique considère surtout les lacunes plutôt que la structure sémantique profonde.

Le recours au langage ordinaire

La philosophie du langage ordinaire a en commun avec le positivisme logique la conviction que les énoncés métaphysiques sont dénués de sens. Mais elle poursuit le même but thérapeutique par un travail de clarification appliqué au langage naturel; il résulterait de ce travail que celui-ci fonctionne correctement aussi longtemps qu’il reste contenu dans les bornes de son usage propre.

Les fondations de ce mouvement de pensée ont été posées par Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Les Investigations philosophiques ont paru en 1953; mais la connaissance, l’interprétation et la discussion de l’œuvre de Wittgenstein n’ont cessé de progresser depuis quinze ans; une intense activité de publication a revélé les écrits de Wittgenstein qui permettent de jalonner son développement et de combler de grandes lacunes de silence dans son œuvre majeure; d’autre part, des introductions et commentaires extrêmement précieux ont vu le jour; les plus importants d’entre eux sont consacrés au Tractatus logico-philosophicus et à sa conception des rapports du langage et du monde condensée dans la picture theory ; ils prolongent ainsi l’influence du Tractatus au-delà de la publication des Investigations ; la mentalité « logique » du Tractatus est ainsi loin d’être éclipsée par la théorie des jeux du langage et de la signification comme emploi issue des Investigations philosophiques.

C’est la tradition des Investigations philosophiques plutôt que celle du Tractatus qui domine les travaux de l’école d’Oxford dans la période ici considérée. On peut rattacher à cette tradition les textes de J. L. Austin († 1960) consacrés aux « excuses » (in Philosophical Papers ) et aux « performatifs » (in Quand dire, c’est faire ), c’est-à-dire à des expressions par lesquelles le locuteur, sans ajouter à la description du monde, fait quelque chose. Ces expressions ne sont ni vraies ni fausses; elles peuvent réussir ou échouer, aboutir ou mal tourner; quand je dis: « Je prends Un tel ou Une telle pour époux ou épouse », je fais effectivement ce que je dis expressément; quand je promets, je m’engage. Il est remarquable qu’Austin ait été rompu aux disciplines classiques et mieux formé en grec et en latin qu’en mathématiques et en sciences naturelles; il en retire une exigence d’exactitude et de probité toute philologique. À ce titre on peut dire que la contribution d’Austin à la philosophie du langage est d’avoir donné consistance à une sémantique philosophique parallèle à celle des linguistes, mais indépendante d’elle. Cette œuvre est importante à un second titre: autant elle paraît limitée à force d’être minutieuse et, si l’on peut dire, extrême dans le détail, autant elle marque un élargissement par rapport aux amplifications imposées par le positivisme logique à la théorie de la signification ; son souci des mots et des phrases la porte à rendre justice à l’extraordinaire variété et complexité des usages qui les rendent signifiants. C’est bien cette honnêteté à l’égard du langage qui le porte à desserrer l’étau qui le réduit à la fonction constative et descriptive. C’est pourquoi l’art de la distinction doit tempérer celui de la réduction et de la simplification. Là où le positiviste logique biffe une proposition, comme une pseudo-assertion, et la jette à l’enfer des significations émotives, Austin suggère qu’il y a entre les énoncés linguistiques et le monde d’autres relations que celle de la description. Austin ajoute encore une nouvelle contribution à la philosophie du langage lorsque, soumettant au doute la distinction trop massive encore du constatif et du performatif, il élabore une théorie plus générale du speech-act ; l’aspect locutionnaire (ce que la phrase veut dire, son sens et sa référence), l’aspect illocutionnaire (affirmation, ordre, conseil, prière) qui engage le locuteur et l’aspect perlocutionnaire (ce que nous produisons en effet par ce que nous disons) appartiennent à une description générale de parole qui doit être mise en parallèle avec les fonctions de la communication de Jakobson. On trouve ainsi chez Austin un préjugé inverse de celui des positivistes logiques: si une expression a survécu, c’est qu’elle a reçu de l’usage des générations antérieures une efficacité à produire des distinctions et à désigner des rapports qui la rend bien digne d’être écoutée avant d’être corrigée. Cette sorte de « phénoménologie linguistique », selon l’expression même d’Austin, rompt avec l’attitude soupçonneuse et réductrice des positivistes logiques.

De l’œuvre d’Austin on peut rapprocher les théories de la signification qui tendent à réintroduire la considération de l’intention du sujet parlant. Alors que des auteurs comme J. J. Katz et J. A. Fodor, dont on parlera plus loin, et comme D. Davidson (« Truth and Meaning », in Synthèse , vol. XVII, 1967) définissent la signification par des caractères formels de la proposition, d’autres auteurs estiment qu’on ne saurait rendre compte de la propriété de certains énoncés d’avoir une signification et du fait que l’on veut dire (autrement dit: qu’on signifie ) quelque chose en énonçant certains sons ou marques, sans recourir à la notion d’intention. Ainsi, pour Paul Grice, dans un article intitulé « Meaning » (Philosophical Review , vol. LXVI, 1957) puis dans « Utterer’s Meaning and Intentions » (ibid. , vol. LXXVIII, 1969), dire qu’un locuteur signifie quelque chose par telle ou telle énonciation, c’est dire qu’il a l’intention que l’énonciation produise chez l’auditeur un certain effet au moyen de la reconnaissance de cette intention. Ainsi est rétablie la connexion entre signification et intention, et restitué un trait essentiel de la communication linguistique. Dans Speech-Acts. An Essay in the Philosophy of Language (1969), J. R. Searle tente de porter plus loin qu’Austin la théorie du speech-act et de lui intégrer les analyses de Wittgenstein, de Grice et de Strawson. Parler une langue, dit-il, c’est « s’engager dans une forme de conduite gouvernée par des règles ». La maîtrise de cette conduite est comprise réflexivement par le locuteur avant toute élaboration de « critères » susceptibles de vérifier les caractérisations proposées des éléments du langage. Cette sorte d’action qu’est l’acte de parler n’est un acte complet que dans l’illocution (constater, questionner, commander, promettre) et enveloppe, à titre subordonné, l’« acte propositionnel », lequel à son tour s’analyse en « prédication » (ce qui est dit du sujet) et « référence » (expressions servant à identifier un particulier, par exemple les noms propres ou les locutions nominales précédés de l’article défini, les pronoms). Ainsi, l’acte de parler inclut une hiérarchie d’actes, en conformité avec des règles qui les constituent véritablement comme formes de conduite.

Le recours au langage ordinaire, commun à la plupart des philosophes d’Oxford après 1945, a donné lieu, au sein même de la tradition de langue anglaise, à un double reproche de trivialité intellectuelle et de complaisance par E. G. Gellner (Words and Things , Londres, 1959); d’autres critiques vont beaucoup plus loin et mettent en cause les présuppositions mêmes de cette philosophie concernant la notion de signification (cf. le volume d’articles de H. H. Price et d’autres auteurs édité par H. D. Lewis sous le titre Clarity Is not Enough , Londres, 1963); dans le cadre d’une discussion générale appliquée au concept de signification, L. J. Cohen tente d’établir, dans The Diversity of Meaning (Londres, 1962), que Ryle et les autres ont fourni de meilleurs arguments en faveur de leurs théories que ceux qu’ils croient être tirés de l’analyse du langage ordinaire.

Que ce soit un résultat de ces critiques ou un effet d’épuisement de l’élan d’un mouvement plus critique et antimétaphysique que constructif, le recours au langage ordinaire tend à s’effacer, en tant que critère de validité philosophique. Ainsi P. F. Strawson (Individuals , 1959) plaide pour une ontologie des corps matériels et des personnes, considérés comme les « particuliers » de base qui rendent possible l’acte de référence identifiante dans le discours. Il est remarquable que Strawson présente sa doctrine comme « métaphysique descriptive » et non comme philosophie du langage; en effet, ce qui est en jeu, c’est moins une structure des langues naturelles, même si on la suppose commune à toutes les langues, qu’un « schème conceptuel », à savoir le schème qui est commun à tous les humains, selon lequel les corps matériels et les personnes constituent les deux « particuliers » de base, les autres types de particuliers se révélant être secondaires par rapport à ces deux « catégories ». Certes, les particuliers sont le référent d’une opération de langage: l’« identification des particuliers »; cette opération consiste pour l’essentiel dans la réponse à une question du type: Qui? Quoi? Lequel? Mais si l’identification est affaire de langage, ce n’est plus un caractère linguistique que la classe des particuliers de base sur lesquels porte notre langage comprenne seulement des corps et des personnes. C’est parce que les particuliers fondamentaux sont tels qu’ils sont par excellence les porteurs de noms propres; et non l’inverse. Mais on ne peut prouver qu’un monde différent est impossible, ni que le « schème conceptuel » avec lequel nous opérons est le seul possible. Plus tard, dans The Bounds of Sense (1966), Strawson s’est encore éloigné du style des philosophies du langage ordinaire. Il tente dans cet ouvrage de discerner les traits analytiques et critiques de la Critique de la raison pure de Kant qu’il tient pour valable, ce qui le conduit à une sérieuse réinterprétation de la déduction transcendantale des catégories.

Mais, tandis que la philosophie du langage ordinaire tendait à s’évanouir en Grande-Bretagne, elle commençait à renaître sous une forme nouvelle aux États-Unis. Un certain nombre de philosophes, impressionnés par la grammaire générative transformationnelle de Noam Chomsky, ont prétendu pouvoir résoudre, dans le cadre de la linguistique générale suscitée par les idées de Chomsky, certains problèmes philosophiques restés en suspens. Cette conjonction entre « analyse linguistique », au sens philosophique du mot, et science linguistique ne s’était pas produite dans le cadre de la philosophie du langage ordinaire. On voit poindre, au-delà du déclin de cette école, le moment où se rejoindront les exigences logiques de l’empirisme logique, l’attitude descriptive des philosophies du langage ordinaire et l’épistémologie de la linguistique. Il est encore trop tôt pour dire si la théorie du langage issue de la grammaire générative sera la plus propice à la réalisation de cette vaste ambition. On peut toutefois recueillir quelques signes en ce sens: dans leur article « The Structure of A Semantic Theory » (The Structure of Language , 1964), Katz et Fodor ont élaboré une théorie du facteur sémantique qui correspondrait à une grammaire du type Chomsky; dans The Philosophy of Language (1966), Katz prétend que cette théorie offre une base adéquate pour résoudre divers problèmes philosophiques, y compris ceux concernant l’analycité. Mais on peut se demander si cette prétention est valable; sa théorie, en effet, ne permet pas de déterminer si les propositions mathématiques sont ou non analytiques. Z. Vendler (Linguistics in Philosophy , 1967) tente de montrer que les méthodes de la grammaire générative transformationnelle permettent de résoudre des problèmes jusque-là insolubles concernant la nature de termes singuliers, la généralisation universelle, les causes et les effets, etc. Mais l’argumentation, aux points critiques, tend à s’en remettre à l’intuition du locuteur concernant la déviance linguistique (ou la non-déviance) de certaines chaînes de mots, alors que les adversaires de la théorie pourraient se réclamer d’une intuition contraire. Ce recours à l’intuition du locuteur constitue-t-il une grave objection? Un philosophe du langage ordinaire ne tomberait-il pas plutôt d’accord avec un disciple de Chomsky pour dire que nul critère d’un caractère linguistique ne peut être jugé adéquat, sinon en vertu de la compréhension que nous avons, en tant que locuteurs, de notre propre compétence, c’est-à-dire de notre maîtrise de cette remarquable habileté, gouvernée par des règles, qui s’appelle le langage?

Tous les auteurs cités ci-dessus s’attachent au langage au sens étroit du mot. Nelson Goodman, dans Languages of Art (1969), a élaboré une théorie générale de la représentation linguistique qui couvre, en outre, cartes de géographie, partitions musicales, peintures, etc. Ce livre est peut-être le premier de cette importance et de cette originalité qui traite d’esthétique dans un style rigoureusement analytique.

Phénoménologie du langage

Comment la réalité doit-elle être faite pour que des signes apparaissent qui la représentent et la désignent? Cette question était posée à partir du langage dans les philosophies antérieures: c’était le problème de la référence, et plus précisément de la référence identifiante qui, avec Strawson, conduisait hors du langage et débouchait sur la notion des particuliers de base, corps et personnes. Ce mouvement de débordement du langage en direction de ses conditions non linguistiques est aussi celui de la phénoménologie.

La phénoménologie issue de Husserl peut être interprétée, après l’essor de la linguistique et face à la philosophie analytique, comme une tentative pour résoudre le paradoxe central du langage. Ce paradoxe est celui-ci: d’une part, le langage n’est pas premier, ni même autonome; il est seulement l’expression seconde d’une appréhension de la réalité, articulée plus bas que lui; et pourtant c’est toujours dans le langage que sa propre dépendance à ce qui le précède vient se dire. C’est là l’autre face du paradoxe.

Ainsi considérée, la phénoménologie est une tentative pour rapporter le langage, pris dans son ensemble, aux modes d’appréhension de la réalité qui viennent à l’expression dans le discours. Cet antérieur au discours, qui fait que le discours se réfère à quelque chose, était déjà le thème des Recherches logiques , dont la première s’appelle précisément « Ausdruck und Bedeutung » (« Expression et signification »). Tout le mouvement des Recherches logiques consiste à discerner, sous le sens logique et son exigence d’identité et d’unicité, la fonction signifiante du langage en général, et, sous cette fonction signifiante elle-même, une forme intentionnelle plus fondamentale encore, qui est commune à tout vécu en tant qu’il est conscience de . Les œuvres ultérieures de Husserl ont été consacrées aux aspects signifiants de fonctions antéprédicatives telles que la perception; l’objet perçu est déjà une unité de sens présumée, susceptible d’être infirmée dans le cours des apparitions ultérieures de la chose; ainsi il y a du sens avant qu’il y ait du langage. Le langage apparaît alors non seulement comme un médiateur entre l’homme et le monde, mais plus précisément comme un échangeur entre deux exigences, une exigence de logicité qui lui donne un telos , et une exigence de fondement dans l’antéprédicatif qui lui donne une archè . La fonction symbolique se comprend par cette double exigence.

Dans les dernières œuvres, Husserl prend une conscience plus exacte de la nature de l’opération par laquelle le langage est renvoyé à l’expérience qui précède le langage. Il appelle Lebenswelt (« monde de la vie ») ce socle antérieur. Mais la Lebenswelt n’est pas un immédiat pur et simple. Elle est elle-même visée par une opération qui s’exerce à la fois dans le langage et sur le langage, et qui consiste en un renvoi, en un procès à rebours, en une interrogation récurrente par laquelle le langage tout entier aperçoit son propre fondement dans ce qui n’est pas langage. Cette Rückfrage suppose que le langage, par une sémantique spécifique, désigne lui-même sa propre dépendance à ce qui le rend possible du côté du monde. On peut considérer ce procès à rebours comme une sorte de métalangage; mais celui-ci ne se borne pas à expliciter la syntaxe des langages naturels: il désigne les conditions de possibilité de la fonction symbolique dans son ensemble et appréhende comme une totalité la relation signe-chose.

C’est ici que le dialogue avec la philosophie du langage ordinaire prend tout son sérieux. Celle-ci rappelle à la phénoménologie que l’immédiat est perdu, que c’est du milieu du langage que le langage désigne sa relation à quelque chose qui n’est pas langage; la phénoménologie fait droit à cette requête dans la mesure où elle se garde de revenir à une philosophie de l’immédiat, du vécu, et maintient le caractère irréductible de la question à rebours. Par contre, la phénoménologie peut se retourner vers la philosophie du langage ordinaire et la mettre en garde contre le danger de se perdre dans des exercices sémantiques sur des locutions de la langue anglaise; ce danger n’est conjuré que si la philosophie est capable d’en appeler du langage aux modes d’appréhension qui viennent à l’expression dans le langage.

Ce problème de l’expression est peut-être la meilleure clé pour accéder aux dernières œuvres de Maurice Merleau-Ponty: Signes (1960, en particulier « Le Philosophe et son ombre », sur la phénoménologie du langage), Le Visible et l’Invisible (1964). Ces œuvres ne sont pas une simple répétition de la philosophie des signes élaborée dans la Phénoménologie de la perception . Dans cet ouvrage, Merleau-Ponty était surtout soucieux d’affirmer, contre le béhaviorisme, l’irréductibilité des aspects signifiants de la perception et du comportement, et, contre l’intellectualisme, l’enracinement corporel du langage dans le geste. C’est ainsi que le travail de l’expression, la lutte pour passer de l’intention significative à l’énonciation articulée, était comparé à ce qui se passe au niveau du corps, lorsque les conduites toutes montées sont réarrangées pour réaliser une intention nouvelle; c’est ainsi que s’était esquissée une philosophie de la « parole parlante », dans laquelle les structures linguistiques sont subordonnées au travail de l’expression. Cet enveloppement de la parole secondaire, sédimentée, par la « parole parlante » permet de reprendre, à nouveaux frais, le problème non résolu par Saussure du rapport entre parole et langue, que la linguistique disjoint mais ne coordonne pas. Dans ses derniers travaux, Merleau-Ponty est de plus en plus attentif au problème que pose le passage du sens perceptif au sens langagier; selon une note qui appartient à son manuscrit inachevé, publié sous le titre Le Visible et l’Invisible , « le Cogito tacite doit faire comprendre comment le langage n’est pas impossible, mais ne peut faire comprendre comment il est possible; reste le problème du passage du sens perceptif au sens langagier, du comportement à la thématisation. La thématisation elle-même doit être d’ailleurs comprise comme comportement de degré plus élevé – le rapport d’elle à lui est rapport dialectique: le langage réalise, en brisant le silence, ce que le silence voulait et n’obtenait pas ». La vérité qui se fraie la voie par le langage n’est pas une affaire seulement archéologique, mais aussi téléologique; la promotion en vérité du logos sauvage en logos parlé fait de l’expression une tâche: « Il s’agit d’une création qui est appelée et engendrée par la Lebenswelt comme historicité opérante, latente, qui la prolonge et en témoigne. » Sur ce chemin, Merleau-Ponty rencontre des écrivains comme Marcel Proust et des peintres comme Cézanne pour qui le problème central fut celui d’une création de sens qui restitue et manifeste l’antérieur; la confrontation avec les arts apparaît ainsi aussi fondamentale que la confrontation avec la linguistique et les sciences humaines; la réflexion silencieuse du peintre se place à la jonction entre visibilité et dicibilité.

En même temps qu’il élargit son champ, Merleau-Ponty incorpore plusieurs thèmes heideggeriens sur l’être comme ouverture, sur le logos qui domine les actes des sujets parlants: le langage, dit Le Visible et l’Invisible , « continue un essai d’articulation qui est l’Être de tout être [...]. Il exprime une ontogenèse dont il fait partie ». L’être même se devine comme source spontanée et inépuisable de transcendance vers la vérité du sens à travers le jeu de l’expression. Phénoménologie et ontologie de l’expression sont ainsi associées dans une unique entreprise. L’interrogation sur la possibilité du langage est solidaire d’une interrogation sur la possibilité de la réflexion et son lieu dans l’architecture de l’être. Le langage est possible si est également possible quelque chose comme une réflexion sur l’irréfléchi. Il n’y a donc aucune autonomie radicale du problème du langage; celui-ci est précédé par l’entrelacs, par le chiasme , qui assure la connivence de ma chair avec la chair du monde et offre un « milieu formateur » pour tout travail expressif. Mais Merleau-Ponty n’abandonne pas pour autant l’héritage husserlien. L’essai « Le Philosophe et son ombre », écrit en même temps que les notes du manuscrit du Visible et l’Invisible , témoigne de son intention de rester fidèle à la pensée latente de Husserl, à ce qu’il appelle son « impensé ». La phénoménologie certes ne peut demeurer une réflexion sur des états ou des actes de la conscience, sous peine de rester une variété d’idéalisme, une sorte de néo-kantisme; son thème, c’est le mouvement de transcendance qui habite l’être en deçà du rapport intentionnel; mais, ajoute-t-il aussitôt, « ce qui résiste en nous à la phénoménologie – l’être naturel, le principe barbare dont parlait Schelling – ne peut pas demeurer hors de la phénoménologie et doit avoir sa place en elle » (Signes ). Seule est possible une ontologie « indirecte », impliquée dans l’analyse phénoménologique. En ce sens, le point de vue phénoménologique est indépassable. Cet ancrage dans la phénoménologie, c’est-à-dire finalement dans la réflexion de la conscience sur ses actes, continue d’assurer un ancrage égal dans la problématique du langage. Car c’est dans le milieu d’articulation, de discursivité, caractéristique du langage, que l’irréfléchi vient à la réflexion. Aussi le meilleur hommage qui pourrait être rendu à l’œuvre de Merleau-Ponty serait de relier plus nettement la philosophie de l’expression à une linguistique elle-même attentive aux aspects créateurs du langage. À cet égard, le débat de la phénoménologie avec le structuralisme, les querelles sur la mort du sujet et le règne du système risquent de masquer cet enjeu plus important d’une conjonction entre la phénoménologie de l’expression et la linguistique des structures profondes et des transformations réglées qui font précisément du langage une activité créatrice.

Le marxisme et les problèmes philosophiques du langage

Le marxisme a été longtemps hostile, et à certains égards le reste, à l’idée d’une philosophie séparée où le langage serait traité comme une réalité se suffisant à elle-même. La liaison du langage avec d’autres phénomènes non linguistiques y est plus fortement soulignée qu’ailleurs; c’est pourquoi les problèmes classiques du marxisme demeurent ceux du rapport de la praxis et de la théorie, de la conscience et de la matière, des sphères de culture et de l’infrastructure économico-sociale. Toutefois, dans le cadre le plus strict de l’orthodoxie marxiste, la fonction du langage est accentuée du seul fait que, pour une conception matérialiste de la pensée, le langage est la réalité immédiate de la pensée et de la conscience et que celle-ci se constitue sur la base de l’objectivation du langage. Cette thèse était déjà celle de Marx dans L’Idéologie allemande (1845-1846): « Le langage est aussi ancien que la conscience; le langage est une conscience réelle pratique existant aussi pour d’autres hommes et ce n’est que par là qu’elle existe également pour moi-même; semblable à la conscience, le langage n’existe, n’apparaît qu’à partir du besoin, de la nécessité présente des relations avec les autres hommes. » Plus nettement encore chez Engels, le matérialisme dialectique implique que la genèse du langage soit solidaire de l’anthropogenèse tout entière axée sur le développement de la pratique. Lénine, dans ses Cahiers sur la dialectique , pose que l’histoire du langage est le milieu privilégié à partir duquel, selon son expression, a dû se former la théorie de la conscience et de la dialectique. Cette thèse classique du marxisme exclut qu’on fasse du langage un objet principal ou unique de la philosophie; en ce sens au moins, le marxisme est plutôt du même côté que la phénoménologie. Il lui est par contre très opposé par son refus de faire de la signification un objet « idéal », une « essence » habitant la matérialité du signe.

Toutefois, un intérêt plus nettement spécialisé pour les questions du langage n’a cessé de s’affirmer dans les publications marxistes récentes, en particulier soviétiques. La circonstance que le langage constitue un objet de recherche pour plusieurs sciences (linguistique, psychologie, sémiologie, logique, sociologie, théorie de l’information, cybernétique) requiert une approche distincte du phénomène du langage. L’une des premières tentatives de recherche marxiste sur le langage a été la monographie du psychologue Lev Semenovitch Vygotsky Pensée et discours (1934), dans laquelle la spécificité de la conduite humaine est caractérisée en particulier par la médiation des signes créés par l’homme et la fonction de contrôle exercée par les systèmes de signes à l’égard du reste de la conduite. Le discours se présente ainsi comme une sorte particulière de « mécanisme social de la conduite », comme un moyen puissant de la régulation par signes de l’activité humaine. Ces idées, proches de celles que développèrent plus tard Henri Wallon et ses élèves, ont trouvé leur continuation dans les recherches de A. N. Leontiev, P. Ia. Galpérine consacrées au rôle du langage dans la formation des fonctions psychiques supérieures: l’interposition des signes et la transposition de l’action sous forme de discours sont pour cette école le facteur décisif de transformation de la conduite humaine.

C’est ainsi que, durant ces deux dernières décennies, la pensée marxiste s’est éloignée des thèses rigides de N. Ia. Marr et de son école, qui donnaient un caractère absolu à l’idée du conditionnement social du langage et tendaient à sous-estimer le rôle des facteurs internes de développement du langage. Aujourd’hui on attaque plus volontiers le point de vue sociologique vulgaire selon lequel les systèmes de langage seraient un reflet-miroir de la société. La relative autonomie de l’ensemble linguistique à l’égard du conditionnement social est généralement reconnue par la présente génération de chercheurs, sans que toutefois soit jamais abandonnée la double thèse selon laquelle le langage est, d’une part, condition de socialité et, d’autre part, expression des caractères de cette socialité.

Mais la marge de variation est plus grande que par le passé lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’interférence des facteurs internes et externes dans l’évolution du langage. Entre la thèse de la dépendance mécanique du langage à l’égard de ses conditions socio-culturelles et la thèse, volontiers prêtée à la philosophie linguistique de type anglo-saxon, d’ériger la grammaire de notre langue en facteur absolu de détermination de la pensée, la recherche marxiste contemporaine se fraie une difficile voie médiane dans un style délibérément dialectique. La bataille porte aujourd’hui sur la nature de la signification: les uns entendent la signification comme reflet de l’objet, du phénomène ou de la relation de conscience qui entre dans la structure du signe en qualité d’aspect intérieur de celui-ci. D’autres l’entendent comme relation sociale entre les hommes se comprenant mutuellement dans la communication et agissant en commun (c’est le point de vue développé par le philosophe polonais Schaff); d’autres voient dans la corrélation du signe avec les phénomènes déterminés de la réalité et avec leurs reflets dans la conscience la possibilité d’utiliser le signe en qualité de substitut du phénomène correspondant. On trouve chez I. S. Narsky (« Les Problèmes philosophiques du langage », in Revue des sciences philosophiques , no 4, Moscou, 1968) l’exposé le plus complet de la théorie marxiste de la signification; comme chez Saussure, le signe est l’unité dialectique de la signification et de la figure matérielle dans le cadre d’un système de signes; mais la signification n’est pas pour autant une essence vivifiant de l’intérieur la matérialité du signe; contre l’idéalisme husserlien, la signification n’est aucunement un objet idéal mais un moment du processus de connaissance; elle se forme dans l’opération d’interpréter le signe; cependant la signification ne se trouve pas non plus dans l’interprète du signe, ce qui serait revenir au pire des idéalismes, l’idéalisme subjectiviste; elle ne peut exister en dehors de l’élément matériel du signe avec lequel elle constitue une unité.

La prise en considération par les philosophes marxistes des problèmes de la sémiotique et la claire prise de conscience du caractère fructueux de l’approche sémiotique du langage, la suppression de certains préjugés à l’égard de la conception du langage considéré comme système de signes représentent un progrès considérable de la recherche marxiste sur le langage. Tout en refusant de ramener le savoir à une structure de signes et en défendant la théorie de base de la conscience reflet, les philosophes marxistes ne cessent néanmoins de souligner l’énorme rôle des signes dans la connaissance. Ce nouvel accent mis sur l’approche sémiotique s’accompagne d’un intérêt croissant pour les problèmes philosophiques et méthodologiques posés par l’introduction des méthodes exactes dans la recherche linguistique et par le développement de la linguistique structurale et mathématique. La mathématisation du savoir, considérée du point de vue de la philosophie marxiste, est indubitablement un progrès de la science. Quant à la linguistique structurale, selon la définition du linguiste soviétique S. K. Chaumian (« Les Idées philosophiques de V. I. Lénine et le développement de la linguistique contemporaine », Institut des études slaves, communication brève no 31, 1961), elle s’occupe de construire des codes abstraits pour servir de modèles formels aux langues naturelles; à cet effet, elle ne se borne plus à la recherche immédiate des sons et des significations comme le faisait la linguistique traditionnelle, elle se porte à l’étude des structures et des relations dont ces sons et ces significations sont les substrats et les éléments.

Le structuralisme philosophique

On distinguera ici le structuralisme philosophique de la linguistique structurale dont les principes ont été exposés dans le cadre de la réflexion épistémologique sur la science linguistique. Certes, le structuralisme philosophique procède de cette réflexion, mais il y ajoute une thèse sur la réalité qui n’est plus une thèse de linguiste, mais de philosophe. On dira d’abord ce qui est d’origine linguistique, avant d’isoler le noyau proprement philosophique.

De la linguistique structurale on retient les principes suivants:

– La langue, au sens saussurien du terme, consiste en un système de différences sans termes absolus; l’écart entre les phonèmes, entre les lexèmes, est la seule réalité de la langue qui est ainsi sans « substance », ni physique ni mentale.

– Le code qui régit des systèmes empilés les uns sur les autres ne procède d’aucun sujet parlant; il est plutôt l’inconscient catégoriel qui rend possible l’exercice de la parole par les locuteurs du langage.

– Le signe, que Saussure tenait pour l’identité fondamentale du langage, est lui-même constitué par une différence entre un signifiant et un signifié; cette différence est interne au signe et, pour cette raison, tombe à l’intérieur de l’univers du discours; le signe ne requiert aucune relation « extérieure », telle que la relation signum-res que saint Augustin plaçait à la base de sa théorie du langage.

Un système sans « termes », un système sans « sujet », un système sans « choses », telle est la langue pour le philosophe instruit par la linguistique structurale. Le structuralisme philosophique peut être présenté comme une théorie de la réalité dans laquelle le triple caractère de la langue est pris pour modèle.

Le modèle du système sans termes

Si la langue est un système sans « termes », la différence qui institue l’écart est plus fondamentale que la présence pleine de la chose sonore ou de la chose mentale que nous prenons pour la réalité du langage. Le modèle de réalité que présente le langage s’oppose ainsi radicalement au modèle de réalité du naturalisme et du physicalisme; la notion d’un système de différences suggère plutôt une constitution dans laquelle la négativité est première; à tout chosisme, le structuralisme oppose un modèle entièrement « déréalisé », « déchosifié ». Cette généralisation du modèle linguistique est suggérée par le linguiste lui-même qui tient sa discipline pour une province d’une science générale des signes ou sémiologie dont Peirce, avant Saussure, avait eu le pressentiment. Ce que le philosophe structuraliste a dans l’esprit, c’est un modèle sémiologique de la réalité. Il en voit une première réalisation dans la conception de la réalité sociale tout entière comme un système de signes codifiés; si les divers ordres – économique, familial, politique, religieux – peuvent être tenus pour des systèmes de communication réglés par des lois de structures semblables à ceux du langage, alors il ne faut plus dire que les signes sont d’origine sociologique, mais que la société est d’origine sémiologique. Cette homologie entre les divers systèmes sémiologiques permet d’interpréter en termes d’intersignification les relations entre les divers systèmes de signification, la notion de structure servant de médiateur entre infra- et suprastructure; les querelles à propos du primat de l’infrastructure, de la fonction de reflet des suprastructures perdent leur sens dès lors que ces relations ne peuvent plus être exprimées en termes de causalité, mais d’homologie structurale. Cette homologie structurale entre organisation sociale et systèmes idéologiques devient manifeste si l’on peut montrer, comme dans le cas des mythes, que ces systèmes sont eux-mêmes réglés par des codes comparables, au niveau des séquences de discours, à ceux qui règlent les unités de langue au-dessous du niveau de la phrase.

L’œuvre de Lévi-Strauss est à cet égard d’une importance capitale; sans relever elle-même du structuralisme philosophique, puisqu’elle revendique le caractère scientifique de l’anthropologie, elle fournit à cette école à la fois un schéma méthodologique (Anthropologie structurale ) et une suite d’exercices de décodage appliqués à des cycles mythiques précis (Les Mythologiques ). Ces travaux suggèrent au philosophe de tenter une extrapolation hardie à partir de cette description sémiologique de la réalité sociale et une définition purement sémiologique de la réalité tout entière, que cette réalité soit l’homme lui-même ou l’ensemble des faits qu’il perçoit, exprime et ainsi prend dans les rets du signifiant. Sur la voie de cette vaste extrapolation, la philosophie structuraliste reçoit le renfort d’une interprétation de la psychanalyse freudienne selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage «: pour Lacan, en effet, la psychanalyse n’est pas une province des sciences naturelles, en dépit de la place que la pulsion y tient, mais une branche des sciences sémiologiques, en raison du parallélisme entre les mécanismes de distorsion, dans le rêve et dans la névrose, et certains procédés rhétoriques, telles la métaphore et la métonymie; en outre, le jeu purement inconscient de ces mécanismes atteste que les effets de sens, du moins ceux dont la psychanalyse fait la théorie, ne procèdent pas des intentions d’un sujet, mais sont plutôt semblables au fonctionnement de la langue, laquelle signifie avant qu’un sujet veuille dire quelque chose. C’est à ce point que le second postulat relaie le premier.

Le modèle du système sans sujet

Si la langue est un système sans « sujet », il faut remettre en question le primat du sujet que la philosophie occidentale affirme depuis Descartes, Kant et Fichte et que la phénoménologie husserlienne a réactivé sous le signe de la conscience intentionnelle, de la réduction et de la constitution. Loin de constituer le sens, le sujet est lui-même institué par le langage. Comme la société, l’homme est le produit du langage plutôt qu’il n’en est l’inventeur. On peut alors se demander si le primat du sujet, l’apologie de l’homme en tant que conscience et moi, et tout l’« humanisme » moral et politique qui s’est greffé sur cette emphase de la subjectivité, ne dessinent pas simplement une idéologie relativement récente et déjà décadente. Les intentions des locuteurs sont seulement des effets de surface par rapport au jeu profond du signifiant et du signifié dont les déplacements se situent dans la région anonyme de la langue. Un curieux retour à Spinoza est ainsi dessiné par cette apologie du système aux dépens du sujet; comme chez le philosophe de l’Éthique , la connexion des idées et celle des choses ne sont pas l’œuvre de quelque cogito; la réflexivité est plutôt un effet secondaire de cet enchaînement. Cet antisubjectivisme, qui prolonge l’antipsychologisme de la linguistique structurale, suffit à distinguer le structuralisme de tout idéalisme; ou plutôt le système impose des catégories qui récusent l’opposition du sujet et de l’objet dans laquelle se meuvent précisément Descartes, Kant et Husserl. C’est pourquoi une interprétation de Marx, dans l’esprit du structuralisme, parallèle à l’interprétation lacanienne de Freud, a pu être articulée par Louis Althusser. Dans Pour Marx (1965), il dissocie le marxisme de la maturité de la philosophie du jeune Marx qui est encore une anthropologie philosophique fondée sur la revendication de la subjectivité aliénée; le marxisme proprement dit procède de la « coupure épistémologique » à l’égard de tout « humanisme » et s’établit sur la base d’une science des structures, des forces et des formes, qui, à l’instar de la sémiologie des mécanismes inconscients, ne requiert aucune conscience constituante, aucune subjectivité, aucun Cogito . Le marxisme « structuraliste » s’oppose diamétralement au marxisme « existentiel » de Sartre dans les « Questions de méthode » qui ouvrent la Critique de la raison dialectique (1960). Le même antisubjectivisme conduit également à un antihistoricisme décidé, comme l’atteste la polémique contre le même ouvrage de Sartre à la fin de La Pensée sauvage de Lévi-Strauss. Si les philosophies inspirées par l’évolutionnisme tenaient les idées de genèse, de développement, de dérivation historique pour essentielles à l’intelligence de la réalité humaine, la compréhension historique devient au contraire suspecte et même problématique pour une intelligence structurale, pour qui les arrangements « synchroniques » sont les premiers intelligibles. L’histoire de la culture apparaît comme une suite de dispositifs épistémologiques dont chacun a la cohérence d’une épistémè fortement structurée, mais dont les transitions demeurent contingentes et, à ce titre, largement inintelligibles. Dans Les Mots et les Choses , Foucault étudie l’organisation de quelques-unes de ces épistémès qui se sont succédé depuis la Renaissance et qui commandent, à un niveau inconscient et non réflexif, des sous-systèmes tels que la théorie de la monnaie, la théorie des signes, la classification zoologique; chaque épistémè est ainsi une structure majeure qui règle les systèmes partiels, et l’intelligence synchronique de ces organisations précède celle de leur diachronie. On voit ainsi s’effacer, dans l’organisation de chacune de ces épistémès , non seulement le rôle constituant d’une subjectivité empirique ou transcendantale, mais aussi le rôle de ce qu’un réalisme naïf appelle les « choses » ou la « réalité ». C’est ici que le troisième postulat intervient.

Le modèle du système sans choses

Si, enfin, la langue est un système sans « choses », si donc l’univers des signes est fait de signes qui sont entièrement définis par un caractère purement interne , à savoir la différence entre le signifiant et le signifié, il devient tentant de tenir le jeu du signifiant et du signifié pour l’absolu même, au sens premier du mot « absolu «: ce qui est affranchi de tout lien et se suffit à soi-même. L’univers du discours élevé à l’absolu, voilà la visée philosophique du structuralisme. La comparaison avec la philosophie analytique du langage fera comprendre l’enjeu. Depuis Frege, Russell et Wittgenstein, le problème de la référence tient une place de choix dans toutes les analyses; la théorie des noms propres et des descriptions définies, relayée par la théorie de l’identification des particuliers chez Strawson et Searle, tourne autour de ce caractère fondamental du langage, à savoir que la vérité de la proposition concerne non son « sens » (idéal), mais sa « référence », c’est-à-dire, en dernier ressort, son pouvoir de correspondre à ce qui est; or la proposition est ancrée dans l’être par le moyen d’un acte qui consiste à identifier un objet et un seul; il faut pour cela qu’il existe un objet et un seul auquel l’énonciation s’applique et que la référence permet d’identifier. Ainsi, pas de prédication sans référence, pas de référence sans un référent qui existe. Cet accent mis sur la référence et sur le référent est typique d’une théorie du langage qui se concentre sur le speech-act et sur les emplois ordinaires du langage. Pour le structuralisme, le préjugé du référent ne tient pas compte de la révolution linguistique qui permet de dissocier le signifié du langage des choses signifiées et par conséquent de la réalité extra-linguistique. Bien plus, pour une philosophie qui procède de la réduction de la parole et du sujet, le souci de la référence et du référent est plutôt ce qui masque une possibilité fondamentale inhérente au langage, à savoir que le langage fonctionne pour lui-même comme jeu du signifiant et du signifié. Par là, le structuralisme se soustrait à la fascination positiviste des faits et au prestige du langage ordinaire qui partage le même préjugé, pour se laisser instruire par les emplois les plus déréalisés du langage; ce que le langage ordinaire masque, la « littérature », depuis Rimbaud et Joyce, le révèle: à savoir que le langage est un univers propre; si le référent ne lui est pas essentiel, le signifiant l’est certainement. Ainsi, l’accent se déplace du souci de la référence identifiante, imposée par les sciences de la nature et par le langage ordinaire, vers le problème de l’immanence du langage à lui-même sous l’empire du signifiant, suggéré par la littérature. Mais ce n’est pas n’importe quelle littérature qui répond à la théorie: le roman qui concevrait la « fiction » comme une quasi-réalité, avec un quasi-référent, soumis à de quasi-descriptions, n’est pas son répondant; ni non plus la poésie conçue comme une révélation de dimensions cachées de la réalité; ni en général un discours qui prétendrait délivrer un « message » et dire ce qui est. Non, la littérature dont le structuralisme fait la théorie est un exercice du langage sur le langage, sans référence ni référent. On reconnaît là l’influence de Nietzsche et de sa critique féroce de la grammaire et de la syntaxe, où il discerne une forme déguisée du culte de la « morale » et, lointainement, une subtile résurgence de la « théologie ». La mort de Dieu, c’est la mort du discours « vrai » et des règles du « bien dire ». Alors, adieu à la référence!

Passant à la limite, le structuraliste se demandera si le primat de la référence n’est pas lié au primat de la parole, dont tout le génie est de s’effacer devant les présences qu’elle montre; or le langage ne s’épuise peut-être pas dans la parole; la différence, c’est-à-dire l’écart entre le signe et le signe, aussi bien que la déhiscence du signifiant et du signifié, n’est-elle pas mieux préservée dans l’écriture que dans la parole, c’est-à-dire dans une opération de langage moins asservie à l’interlocution, à la relation immédiate de dialogue, comme à la désignation ostensive et à la monstration d’un référent, conçue comme présence pleine? C’est une question qui, chez Jacques Derrida, conduit à lier le sort du structuralisme non seulement à une sémiologie généralisée, mais à une « grammatologie », c’est-à-dire à une théorie de l’écriture . Si le théoricien du langage ordinaire n’y reconnaît guère ce qu’il appelle langage, toute une école de littérature, où l’on écrit selon les critères du structuralisme et de la grammatologie, s’emploie à satisfaire à une théorie du langage où la différence prend la place de la référence. Cessant de s’effacer devant un monde qu’il montrerait, le langage s’annonce comme la puissance pure de la différence, comme l’action de différer (J. Derrida, L’Écriture et la différence ).

Ainsi, le structuralisme oscille entre deux prétentions, une prétention « spinoziste » à exprimer l’ordre du vrai sans sujet, et une prétention « nietzschéenne » à exprimer le jeu du signifiant et du signifié, par-delà la mort de Dieu, de l’homme, du sujet, des normes, de la grammaire et de la syntaxe.

Le courant herméneutique: l’interprétation du langage

La théorie de l’interprétation tend, comme le structuralisme, à produire une image de la réalité largement déterminée par des caractères empruntés au langage. Mais, alors que le structuralisme tire toutes les conséquences de la réduction du langage à sa forme et au jeu de ses oppositions internes, l’herméneutique accentue à l’extrême le signifié et l’au-delà du signifié, à savoir l’intention du texte et de l’auteur du texte. La même notion d’écriture et de texte sert ici de point de départ à une « reconstruction » de la conception des choses, de la vision du monde visée par le texte.

Les fondateurs

La période contemporaine a vu un développement important de la théorie de l’interprétation et d’abord une meilleure compréhension des intentions de ses fondateurs, Schleiermacher et Dilthey, grâce à la publication, par Kimmerle, en 1959, des premiers textes de Schleiermacher sur l’herméneutique, dans lesquels l’interprétation « grammaticale » équilibre l’interprétation « psychologique », et à l’édition par Redeker, en 1966, de la deuxième partie de La Vie et l’œuvre de Schleiermacher par Dilthey (Gesammelte Werke , t. XIV, no 2). Deux traits ressortent de ces travaux d’édition et des discussions qui suivirent. D’abord le dessein de fonder une herméneutique générale dominant les herméneutiques spéciales (exégèse biblique, philologie classique, compréhension historique, jurisprudence) apparaît comme la clé de l’intérêt porté au concept de compréhension: ce n’est pas l’intérêt psychologique pour quelque opération mentale, voisine de l’Einfühlung ou « empathie » qui l’emporte, mais le renversement méthodologique qui déplace l’accent des textes particuliers vers les conditions d’interprétation des textes en général; ce déplacement est comparable au renversement copernicien qui, chez Kant, substitue à la question des objets celle de la condition de l’objectivité en général. Deuxième acquis des fondateurs de l’herméneutique: toute compréhension a un moment « divinatoire » et un moment « méthodique »; il y a des raisons de principe pour qu’une suite de phrases ne constitue pas un ensemble immédiatement intelligible: le rapport circulaire entre compréhension du détail et compréhension du tout – rapport circulaire qui est à l’origine du fameux cercle herméneutique –, la distance culturelle entre l’époque de l’auteur et celle de l’interprète, le caractère intentionnellement caché ou non intentionnellement distordu du sens fondamental, le caractère étranger de l’auteur en tant qu’il est un autre, tout cela impose à l’interprétation un aspect d’anticipation et de pari sur le sens que vient compenser, jusqu’à un certain point, la mise à l’épreuve méthodique. Dès lors, le transfert dans la vie psychique d’autrui, souligné par Schleiermacher dans ses derniers écrits, puis par Dilthey, à l’époque du fameux article « Die Entstehung der Hermeneutik » (1900), ne caractérise qu’un moment de l’interprétation, non son principe, qui est plutôt le jeu de l’anticipation et de la validation; la compréhension désigne la totalité de ce processus et non pas seulement le moment psychologique ou même interpsychologique de l’anticipation: c’est à ce titre que la compréhension peut être opposée et comparée à l’explication et au jeu de l’hypothèse et de la vérification dans les sciences naturelles et qu’elle peut prétendre caractériser l’ensemble des Geisteswissenschaften .

L’herméneutique ontologique

La théorie contemporaine de l’interprétation n’a cessé de s’éloigner de la conception encore psychologisante de Dilthey: celui-ci, bien qu’il ait expressément lié à la notion de texte le passage de la compréhension intersubjective, telle qu’elle s’exerce dans le dialogue, à l’interprétation des expressions de la vie fixées par l’écriture, n’avait pas expressément rattaché la problématique de la compréhension à celle du langage. L’herméneutique, dès lors, a dû se dégager de la problématique psychologique du transfert dans la vie d’autrui pour se rattacher à la problématique plus ontologique de la compréhension de l’« être-dans-le-monde ». On reconnaît là l’influence du premier Heidegger, celui de Sein und Zeit. La compréhension n’est plus ici une notion psychologique; elle est désolidarisée de toute Einfühlung , de toute perception d’une conscience étrangère; elle est interprétée en termes ontologiques comme une des composantes du Dasein , lequel n’est plus du tout une conscience, mais un être dans le monde, un être qui se pose la question de l’être à partir de situations et de projets concrets et sur fond de finitude et de mortalité. Ainsi dépsychologisée, la compréhension est rapprochée du problème le plus fondamental du langage, car la compréhension qu’un être peut prendre de sa situation et de ses projets ne peut s’expliciter et donc s’interpréter que dans le milieu d’articulation du langage. C’est ainsi que l’Auslegen (l’interprétation) apparaît comme la phase langagière du Verstehen (la compréhension). L’interprétation n’est donc pas d’abord une méthode issue, par généralisation, de la philologie classique; elle est enracinée dans la compréhension de l’existence avant d’être liée à des documents écrits, à des textes. C’est pourquoi le fameux cercle herméneutique, rencontré en particulier par l’exégèse biblique (il faut comprendre pour croire, et croire pour comprendre), est seulement l’aspect littéraire d’un cercle plus fondamental qui se forme au niveau du comprendre et qui consiste en ceci que l’étant se comprend à partir de structures d’anticipation. Ce concept d’interprétation est si important dans Sein und Zeit que l’entreprise entière en quoi consiste l’analyse existentiale est elle-même une sorte de « phénoménologie herméneutique », en raison du caractère oublié, dissimulé, caché des structures fondamentales de l’existence. C’est pourquoi toute lecture du texte de l’existence est une sorte de vaste philologie; ce qui est « donné » du phénomène de l’existence n’est, avant toute interprétation, qu’un effet de sens, un effet de surface. La phénoménologie est herméneutique dans la mesure même où l’immédiat cache l’essentiel.

À cette révision concernant le « lieu » ontologique du langage correspond chez Heidegger une révision concernant le sens de la vérité. Les philosophies du langage considérées jusqu’ici ont en commun la présupposition que la vérité consiste dans un rapport de corrélation, de correspondance, de conformité, d’adéquation. C’est pourquoi elles se tiennent au niveau de la proposition et font une théorie apophantique du langage. Passer de la vérité-correspondance à la vérité-dévoilement, c’est dépasser la fonction apophantique vers la fonction herméneutique, selon laquelle le langage accompli est celui qui montre, au sens de laisser-être. Du même coup, il faut aussi changer les modèles: le langage accompli n’est ni la langue bien faite que les logiciens construisent, ni le langage ordinaire que l’analyse linguistique décrit, c’est celui des poètes et des penseurs fondamentaux, tels les présocratiques. Ceux-ci sont les témoins d’une dimension du langage que Heidegger appelle Sagen (le « dire ») et qui domine le Sprechen (le « parler ») du langage ordinaire et du langage logicisé. Seul le dire est accordé à la tâche de dévoiler, de montrer. C’est ce dire qu’il importe d’écouter (horschen ), de suivre avec obéissance (gehorschen ).

Dans les dernières œuvres de Heidegger, principalement dans Unterwegs zur Sprache (1959), la dimension ontologique du langage est encore accentuée; mais il n’est plus question du Dasein qui se comprend dans le monde, mais de la nécessité de « porter le langage en tant que le langage vers le langage «: « die Sprache spricht », est-il dit, d’une façon volontairement tautologique; par cette apparente redondance, cette formule suggère l’idée d’un mouvement à l’intérieur d’un même milieu, d’un entrelacs de fonctions; « en chemin » (unterwegs ), on apprend à dépasser les déterminations du parler en tant qu’il est une capacité, une activité, une possession de l’homme – celle même que les philosophies du langage ont explorée, d’Aristote à Humboldt – vers la puissance de dire , qui n’exprime plus notre puissance mais celle de l’être dit et qui domine et engendre le pouvoir de l’homme sur son vouloir dire. Ainsi le langage n’est rien et se dissipe en jeux de langage, s’il n’est pas intérieurement lié par la manifestation même de ce qui advient quand le penseur parle et dit. Comme le vocabulaire de Heidegger l’atteste, les mots clés de cette philosophie du langage, laisser-être, laisser-appartenir, montrer, advenir, etc., n’appartiennent ni à la linguistique ni à l’analyse linguistique au sens des Anglais, ni à la phénoménologie, ni même à l’analytique existentiale développée dans Sein und Zeit .

On ne dira rien de l’influence que cette herméneutique a exercée sur des exégètes bibliques comme Rudolf Bultmann, qui partent d’une lecture encore anthropologique de Sein und Zeit , puis sur les exégètes post-bultmanniens, plus sensibles à l’intention nettement anti-anthropologique du dernier Heidegger. En revanche, on s’arrêtera à une œuvre comme celle de Gadamer, parce qu’elle développe les conclusions non seulement antipsychologiques, mais aussi antiméthodologiques de la philosophie heideggerienne. Entre vérité et méthode, il faut choisir, d’où le titre de Wahrheit und Methode . L’auteur y oppose la puissance de vérité, recelée dans la compréhension, à toute méthodologie, à toute technologie qui serait assignée aux sciences de l’esprit. La compréhension n’est pas une méthode capable de compléter les méthodes des sciences de la nature; à cet égard Dilthey a échoué dans sa tentative de dédoubler la méthode scientifique et d’opposer sciences de l’esprit et sciences de la nature; Gadamer cherche dans la compréhension qu’un homme prend de sa tradition historique et dans l’exercice du goût en matière esthétique les deux grandes modalités de ce comprendre, irréductible à toute méthodologie au sens de la science moderne. La question « Qu’est-ce que comprendre une langue? » ne devient une question herméneutique que lorsque la compréhension du langage est ainsi placée dans le voisinage de la compréhension historique et de la compréhension esthétique. Le langage se présente alors, non comme une troisième région du comprendre à côté de l’histoire et de l’art, mais comme le milieu universel dans lequel se déploie toute expérience de sens. Les situations telles que l’entente (s’entendre avec..., s’entendre sur...), l’écoute, le travail de traduction d’une langue dans une autre offrent des accès concrets au problème général du comprendre qui est toujours une lutte contre la distance, contre le caractère étranger de ce que d’abord on ne comprend pas. L’écrit est, par excellence, l’instrument de la mise à distance qui requiert en retour la réappropriation du sens. C’est pourquoi l’écrit est aussi par excellence objet d’herméneutique; et comme toute tradition devient par l’écrit une réalité linguistique, tout comprendre, qu’il soit historique ou esthétique, a un aspect de Sprachlichkeit . Ainsi compris, le langage est ce par quoi l’homme « a un monde «: un monde et non pas seulement un environnement; un monde qu’il tient à distance et pose devant lui. C’est ici la vérité indépassable de la thèse de Humboldt, que les langues sont des visions du monde: à condition d’ajouter que toute tradition est ouverte à toute autre et que, constitué par la langue, chaque monde est de lui-même ouvert à toute compréhension possible et susceptible d’extension infinie. Ce qui fait donc une langue, ce n’est ni sa grammaire ni son lexique, mais son pouvoir de faire parler ce qui est dit dans la tradition. Cette conviction éloigne inévitablement le débat du plan linguistique et le déplace du côté de Hegel et de l’Antiquité grecque et chrétienne.

Cette orientation, d’abord antipsychologique, puis antiméthodologique, de l’herméneutique ouvre une crise au sein du mouvement herméneutique; en corrigeant la tendance « psychologisante » de Schleiermacher et de Dilthey, l’herméneutique ontologique sacrifie le souci de validation qui, chez les fondateurs, équilibrait le caractère divinatoire. Un autre courant prend en charge le côté « méthodologique » de l’herméneutique et met ainsi la théorie de l’interprétation en dialogue et en débat avec les sciences humaines.

L’herméneutique méthodique

Certains, opposant à l’œuvre de Gadamer celle de E. Betti (Teoria generale della interpretatione , 1955; Die Hermeneutik als gemeine Methodik der Geisteswissenschaften , 1952), dans lequel ils voient le véritable héritier de Dilthey, développent l’herméneutique dans le sens d’une logique de la preuve; ainsi E. Hirsch (Validity in Interpretation , 1969), s’appuyant d’abord sur les Recherches logiques de Husserl, souligne l’objectivité de la « signification verbale » du texte; cette signification, identifiable et reproductible, doit être distinguée de la « significance » qui est l’ensemble des implications non intentionnelles du texte et qui ne relèvent plus de l’interprétation mais de la critique; s’appuyant ensuite sur la logique de la probabilité de Keynes, Reichenbach, K. Popper, l’auteur développe une théorie de la « validation » du sens probable, qui serait à l’herméneutique ce que la théorie de la « vérification » est aux sciences empiriques. Le débat est ainsi rouvert entre herméneutique et positivisme logique.

L’opposition entre interprétation et explication est également reformulée par d’autres auteurs qui confrontent l’herméneutique avec les modèles structuraux de la linguistique et de la psychanalyse; ainsi Paul Ricœur (De l’interprétation. Essai sur Freud , 1965; Le Conflit des interprétations. Essais d’herméneutique , 1969) voit dans une sémantique de la phrase, proche de la théorie du speech-act , la transition entre l’analyse structurale d’un texte et son interprétation; l’appropriation du sens par un sujet, qui augmente la compréhension qu’il prend de lui-même en comprenant les signes déposés dans l’écriture, est ainsi le dernier acte de la compréhension; mais cet acte terminal est médiatisé par toutes les procédures objectives de l’analyse structurale et de la clarification conceptuelle; l’explication ne serait plus alors opposée à la compréhension; elle serait plutôt l’ensemble des médiations objectives qui préparent l’appropriation du sens; enfin cette appropriation ne saurait être séparée d’un travail critique d’arbitrage entre des interprétations rivales, issues soit de l’exercice du soupçon, comme chez Marx, Nietzsche, Freud, soit d’un souci de recollection du sens authentique comme dans l’école d’herméneutique ontologique de Heidegger et de Gadamer.

L’herméneutique « méthodique » est encore ouverte sur un autre front, celui de la critique des idéologies ; le rôle des « intérêts » dans la connaissance, les interférences entre praxis et théorie font en effet apparaître la dimension sociale et politique de toute signification attachée aux signes culturels et à l’interprétation elle-même. L’irréductibilité des sciences humaines aux modèles issus des sciences naturelles est une nouvelle fois attestée par ce caractère significatif et téléologique, intéressé et idéologique des phénomènes sociaux; il en résulte de nouveaux rapports d’opposition et de complémentarité entre sciences de la nature et sciences humaines. La plupart des travaux des philosophes de l’école de Francfort (Adorno, J. Habermas, K. O. Appel) se situent sur la frontière commune à l’herméneutique et à la critique des idéologies; la critique des idéologies est en effet une sorte d’herméneutique dans la mesure où l’explication des phénomènes sociaux passe par l’interprétation des significations culturelles dans lesquelles s’expriment les intérêts sous-jacents aux activités de connaissance. Du même coup l’herméneutique se découvre une frontière commune avec la théorie marxiste des idéologies et des superstructures; à cet égard, une œuvre comme celle de Schaff marque bien par quelles transitions on peut passer de la sémantique à la critique des idéologies et à la théorie de l’interprétation.

C’est ainsi que l’herméneutique « méthodique » peut entrer en débat avec la science linguistique, avec l’analyse conceptuelle, avec le structuralisme, avec le marxisme, tout en poursuivant son dialogue avec l’herméneutique « ontologique ».

La tradition logico-sémantique

La philosophie classique, de Descartes à Kant, envisageait le langage à partir de la notion d’idée ou de représentation. L’idée était, d’une part, conçue comme une représentation, c’est-à-dire comme une entité subjective, d’autre part, considérée comme première par rapport au jugement, dans lequel on voyait une combinaison d’idées. Or, depuis la fin du XVIIIe siècle, surtout en mathématiques, on a recours à des concepts qui sont non une juxtaposition d’idées, mais des énoncés ouverts (limite, continuité, dérivée...), et auxquels on confère un caractère « objectif », indépendant de la représentation. La tradition logico-sémantique, inaugurée par Bolzano et poursuivie par Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap, se situe dans cet effort pour désubjectiviser le concept et renverser les rapports entre celui-ci et le jugement. Les concepts seront définis à partir des propositions, elles-mêmes définies en fonction de leur valeur de vérité. La proposition est une entité abstraite indépendante aussi bien de ses réalisations dans des jugements, toujours subjectifs, que de ses incarnations dans des énoncés, qui sont des entités linguistiques. Les concepts (les « représentations en soi » de Bolzano) seront alors définis comme des parties de propositions, la proposition étant identifiée ici avec la signification de l’énoncé. Frege aboutit à des conclusions voisines: la proposition (der Gedanke , la « pensée ») est toujours la signification d’un énoncé. La distinction entre le concept et l’objet, fondamentale pour déterminer la structure de la proposition, introduit un point de vue fonctionnel dans l’analyse de celle-ci. Frege fait du concept une fonction, c’est-à-dire une entité non saturée qui, pour former une proposition, doit être complétée par un objet. C’est donc le concept qui est porteur de la structure d’une proposition. Quant aux significations, Carnap, après les avoir rejetées, finit par les accepter dans son célèbre article « Empiricism, Semantics and Ontology » (1950). Le fait de les admettre ou non est guidé, selon lui, par l’opération pragmatique qu’est le choix d’un langage. Jusqu’alors, les philosophes, n’envisageant principalement que les différents champs idiomatiques de l’indo-européen, considéraient les significations comme des invariants communs à toutes les traductions possibles. Quine a montré que toute traduction radicale repose sur un certain nombre d’hypothèses analytiques et que « des systèmes rivaux d’hypothèses analytiques peuvent s’ajuster de manière parfaite à la totalité du comportement langagier ». Dès lors, on ne peut plus parler d’un invariant des traductions et, par conséquent, il n’y a pas de champ des significations qui soit indépendant d’une langue quelconque.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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